Éric Mottet1,2
1 Professeur, Département de géographie, Université du Québec à Montréal (UQAM), Montréal (Québec), Canada
2 Directeur adjoint du Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG)
RG v2 n3, 2016
Résumé : La Chine a réussi au milieu des années 2000 à atteindre l’autosuffisance alimentaire en mobilisant des ressources en terres et en eau pourtant très limitées. Or, la superficie de ces terres arables qui ne cesse de diminuer couplée à la raréfaction des ressources hydriques rend le défi de plus en plus difficile à relever. Dans ce contexte, l’Asie du Sud-Est est devenue une des composantes essentielles de la base internationale d’approvisionnement agricole que construit la Chine depuis une dizaine d’années. De par leur proximité géographique, culturelle et économique, les pays de la région connaissent une production agricole au bénéfice de la Chine et son industrie agroalimentaire. La République populaire entend ainsi construire et consolider un « espace vital » régional garantissant un approvisionnement actuel et futur en produits agricoles.
Summary: In the mid-20th century, China managed to reach food self-sufficiency by mobilising land and water resources though they were in very limited supply. Today the surface area of cultivable land keeps decreasing while water resources grow scarce, making the challenge more and more difficult to take up. Under the circumstances, Southeast Asia has become one of the major components of the international agricultural supply base China has been building up in the last ten years or so. Because of their geographical, cultural and economic proximity, the area’s countries’ agricultural production benefits China and its food industry. The People’s Republic thus intends to build and reinforce a regional vital space guaranteeing a present and future agricultural supply.
Mots-clés : Géoéconomie, Asie du Sud-Est, Chine, stratégie agroindustrielle
Keywords: Geoeconomy, Southeast Asia, China, Agro-industrial Strategies
Depuis le début des années 2000, il ne se passe pas une semaine sans que la presse locale ne s’inquiète d’un possible danger d’une perte de souveraineté – au point de ne pouvoir subvenir à leurs besoins alimentaires – en relayant les pratiques d’accaparement (land-grabbing) de la terre par des intérêts chinois. Il est vrai qu’en Chine, qui mobilise des ressources en terres et en eau très limitées, l’autosuffisance alimentaire et l’accès aux ressources ont toujours été considérés comme la clé de la stabilité sociale, politique et économique du pays.
Or, la superficie de ces terres qui ne cesse de diminuer couplée à la raréfaction des ressources hydriques rend le défi de plus en plus difficile à relever. Afin de contourner ce problème structurel, Beijing n’a d’autre choix que de faire appel à une « stratégie de sortie » qui mobilise les terres et les ressources hydriques d’autres pays. Les destinations privilégiées par les investisseurs se trouvent dans l’environnement régional direct de la Chine, particulièrement en Asie du Sud-Est.
Ainsi, les investissements grandissants du secteur agroindustriel chinois sur la scène internationale, qui ne font désormais plus l’objet du moindre doute, se doublent en Asie du Sud-Est d’une proximité géographique, culturelle et économique. Avec l’ouverture économique progressive des années 2000, les accords bilatéraux portant sur le développement et l’exploitation des terres se sont multipliés et les pays d’Asie du Sud-Est sont désormais considérés par la Chine, et ses acteurs des secteurs agroindustriel (notamment pour le bois), comme un espace pertinent pour construire une stratégie sectorielle. Cette option repose sur plusieurs constats :
(1) Il existe de fortes complémentarités entre les pays de la région et la Chine, cette dernière s’intéressant à l’Asie du Sud-Est pour ce qu’elle n’a pas, ou plus en quantité suffisante, chez elle, c’est-à-dire des terres agricoles disponibles sur de grandes superficies et des ressources hydriques abondantes ;
(2) Dans la plupart des pays, l’État contrôle une grande partie du foncier agricole et peut facilement offrir des concessions aux acteurs chinois, qu’ils soient publics ou privés ;
(3) La diaspora présente en Asie du Sud-Est, la plus importante diaspora chinoise du monde (32 millions), est un formidable relais pour Beijing dans la perspective de mise en place d’un secteur agroindustriel au bénéfice de la Chine ;
(4) Les pays de la région saisissent toutes les opportunités historiques pour fonder les bases d’un développement économique national dans un contexte international marqué par la hausse de la demande de développement et de location de terres agricoles. Les cibles privilégiées par les sociétés chinoises (y compris celles basées à Hong Kong) sont l’Indonésie, les Philippines, le Laos et le Cambodge.
Au total, même si les bases de données disponibles ne permettent pas de mesurer l’ampleur exacte de la stratégie agroindustrielle chinoise (comprend les cultures non alimentaires comme l’hévéa, le teck, l’acacia, l’eucalyptus et le pin) en Asie du Sud-Est, particulièrement en Birmanie, le projet Land Matrix (base de données qui enregistre les transactions foncières, généralement relevées dans les médias ou sur Internet) identifie 75 investissements réalisés ou prévus depuis 2000 par des entreprises chinoises et représentant au total 1,52 million d’hectares, soit 54 % des investissements agricoles chinois à l’échelle planétaire (2,78 millions d’hectares).
En Indonésie, les entreprises agroalimentaires comme ZTE Corp et Tianjin Julong Group contrôlent près de 89 000 hectares de terres arables sur l’île de Kalimatan. ZTE Corp, la plus grande entreprise de télécommunications de Chine, a acquis 65 000 hectares de plantations de palmiers à huile (elle a également conclu un contrat avec le gouvernement laotien pour produire du manioc sur une superficie de 50 000 hectares). Quant à Tianjin Julong Group, l’un des leaders chinois du secteur de l’huile de palme, il exploite 24 000 hectares depuis 2006. Aux Philippines, la China’s Jilin Fuhua Agricultural Science and Technology Development Co. Ltd., cultive du maïs (350 hectares) et a maintes fois demandé sans succès aux autorités centrales de signer un contrat portant sur un million d’hectares supplémentaires pour y cultiver du riz, du maïs et du sorgho. Trois autres compagnies chinoises s’apprêtent à exploiter 67 000 hectares sur le territoire philippin afin d’y produire du manioc (ADGZAR) et de la canne à sucre (China CAMC, GCO).
Le Laos, de par sa proximité géographique (505 kilomètres de frontière avec la province du Yunnan) et politique (État communiste), accueille plusieurs projets agroalimentaires chinois sur environ 200 000 hectares : manioc, riz (Yunnan State Farms Group, Yunnan Power Biological Product Co., Indo-China Group) et diverses céréales (ville de Chongqing), cultivés ou en passe de l’être. Enfin, au Cambodge les investisseurs chinois sont également très actifs. Cette sécurisation des approvisionnements en produits alimentaires porte sur une grande variété de denrées. La production de manioc, de cacahuète, de noix de cajou, de maïs, de riz, de soja, de haricot, de mangue et de canne à sucre est d’ores et déjà programmée sur une superficie de près de 100 000 hectares.
Outre la location ou l’obtention de concessions d’exploitation de longue durée, qui s’inscrivent dans le cadre de l’aide chinoise aux pays, les investisseurs chinois cherchent également à mettre en place des dispositifs d’intégration associant les agriculteurs locaux, encourageant le développement d’une agriculture commerciale génératrice de revenus pour les paysans. En Asie du Sud-Est, la stratégie chinoise de sécurisation alimentaire est plus complexe et plus subtile que ce qu’évoquent les critiques les plus courantes, comme la mise en péril des équilibres agricoles et alimentaires locaux, la mainmise sur les ressources foncières ou la marginalisation des agriculteurs locaux.
Sans conteste, l’Asie du Sud-Est est devenue une composante essentielle de la base internationale d’approvisionnement agricole que construit la Chine depuis une dizaine d’années. De par leur proximité géographique, culturelle et économique, les pays de la région connaissent une production agricole au bénéfice de la Chine et son industrie agroindustrielle. La République populaire entend ainsi construire et consolider un « espace vital » régional garantissant un approvisionnement actuel et futur en produits agricoles. Au-delà d’une stratégie agricole active permettant la sécurisation alimentaire et l’accès aux ressources, les exportations vers la Chine et organisées par les entreprises délocalisées résultent d’accords passés entre producteurs et partenaires chinois (échanges intra firmes), protégeant progressivement le secteur agroindustriel chinois des alés du commerce et des crises mondiales.
FIGURE 1
L’Indonésie, premier producteur d’huile de palme, est devenu au fil des ans un partenaire important pour la Chine. Ici, sur la photo, l’usine de l’entreprise Musim Mas (Singapour), sur l’île de Kalimatan, en Indonésie
Source: Image prise par Rinawati Eko pour IPOP, « A partnership for Sustainable Palm Oil », [En ligne] http://www.palmoilpledge.id/en/2015/11/the-indonesian-cost-of-chinese-palm-oil (Page consultée le 18 septembre 2016).
Ceci étant dit, en Asie du Sud-Est l’accaparement des terres n’est pas l’affaire des seuls chinois. Avec un total de 2,8 millions d’hectares de terres (153 projets réalisés ou prévus depuis 2000), les premiers investisseurs dans la région sont bel et bien les pays d’Asie du Sud-Est eux-mêmes (Malaisie, Singapour, Thaïlande et Vietnam), relativisant du même coup un sentiment de perte de souveraineté régionale au profit de la Chine.