Yenny Vega Cárdenas1
1 Avocate; Conseillère en développement international et professeure de droit international public à la Faculté de droit de l’Université de Montréal (Québec, Canada) et en Colombie à l’Universidad Santo Tomas.
Vol 3 n 1, 2017
À propos de l’auteur
Yenny Vega Cardenas, avocate (Québec (UdM) et Colombie (Universidad Santo Tomas)) est titulaire d’une maîtrise en droit des affaires (UdM) et a réalisé son doctorat sur le droit des ressources en eau à l’Université de Montréal. Actuellement elle enseigne le droit international public à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, où elle est également conseillère en développement international.
Résumé : Les conflits entre les États et les multinationales touchant la question de l’eau en tant que ressource vitale et droit humain se sont multipliés dans les dernières années. Certains États comme l’Argentine se sont fait condamner par le CIRDI à payer des sommes faramineuses. Les tribunaux arbitraux et la procédure de résolution des différends investisseur-État ne semblent plus être adéquats pour des litiges portant sur l’intérêt public. Le CIRDI tente de pallier ces critiques en adoptant un nouveau cadre réglementaire qui est cependant non contraignant pour les parties. La reconnaissance internationale du droit à l’eau et le caractère essentiellement public et commune de la ressource semble mettre à l’épreuve les traités commerciaux de libre-échange qui ne sont pas adaptés à cette nouvelle réalité. Les tribunaux du CIRDI, les traités de libre-échange et les contrats entre investisseurs et les États devront donc s’adapter à cette nouvelle réalité, dans le but non seulement d’éviter les conflits, mais aussi d’équilibrer les intérêts concernant la protection des investissements avec ceux reliés à la protection de l’environnement et des ressources en eau.
Summary: Conflicts between States and multinationals related to water as an essential resource and as a human right have multiplied in last years. Certain States as Argentina were sentenced by the ICSID to pay colossal sums. Arbitration courts and the procedure of disputes resolution between investors and States do not seem to be suitable for disputes concerning the public interest. The ICSID tries to mitigate these critics by adopting a new regulatory framework which is however not binding for parties. The international recognition of the human right to water, and the essentially public character of the resource seem to put to the test the Free Trade Agreements which are not adapted to this new reality. Courts of the ICSID, treaties and contracts between investors and States will thus have to adapt themselves to this new reality, in the purpose not only to avoid the conflicts, but also to balance the interests concerning investment with those of water and environmental protection.
Mots-clés : droit à l’eau, droit de l’eau, Arbitrage d’investissement, Arbitrage et eau, CIRDI, droits humains, libre-échange et environnement.
Keywords: Water Law, Human Right to Water, Investment Arbitration, Arbitration and Water, ICSID, Free trade and Environment.
Introduction
Les pays qu’on catalogue comme étant des pays « pauvres », ne sont pas réellement « pauvres », mais plutôt riches en ressources naturelles. Or, argent, pétrole, métaux, pierres précieuses, bois, biodiversité, ressources hydriques pour ne nommer que ceux-ci. Les grandes multinationales l’on comprit depuis des siècles et elles sont présentes en plusieurs pays « en voie de développement ». Elles réalisent une deuxième conquête, mais celle-ci uniquement envers les ressources naturelles. Poursuivant la « Leyenda del Dorado » elles sont prêtes à ouvrir des montagnes, à explorer les fonds des mers, perforer les rivières, délocaliser les communautés locales et autochtones, « développer l’Amazonie ». En courtisant des États, elles visent à s’enrichir davantage grâce à l’exploitation des ressources naturelles.
La reconnaissance du droit humain à l’eau au niveau international (A.G. ONU, 2010) est devenue le drapeau des organisations non gouvernementales, des citoyens, des peuples autochtones pour se prémunir des conséquences des activités des industries multinationales extractives, car la plupart des ces activités ont affecté de manière importante les ressources en eau dans un grand nombre de pays. En effet, ces activités entrent en concurrence et en direct incompatibilité avec les politiques et rationalités qui tendent vers la gestion commune et durable de cette ressource vitale, essentielle et fragile (Paquerot, 2016).
Les investisseurs étrangers, étant protégés par les traités de libre-échange qui ont été signés entre les pays des ressortissants de ces industries et les pays hôtes qui vont les accueillir, se voient accorder une protection accrue, entre autres par le biais du mécanisme d’arbitrage d’investissement. Ce mode de résolution de conflits a été remis en question, notamment pour le manque de transparence, pour la non-considération des droits de l’homme et de l’environnement qui sont en jeu dans les litiges, et compte tenu de la difficulté de permettre aux tiers d’intervenir dans la procédure de résolution des différends (Echaide, 2013) .
Dans ce portrait, nous tenterons dans les pages qui suivent d’illustrer cette problématique à la lumière d’une brève étude des cas les plus emblématiques dans la matière d’arbitrage et eau. Cas qui illustreront l’importance de revoir le mécanisme de l’Arbitrage d’investissement. De nouvelles propositions seront mises également de l’avant à la lumière des nouveaux développements dans la matière, notamment dans l’évolution qui semble avoir été adoptée par le traité de libre-échange Canada-Europe, où les forces en présence semblent être plus équilibrées entre les partenaires.
1. Les différends internationaux en matière d’eau: études de cas
Les traités de libre-échange entre pays dits « industrialisés » et ceux en « développement » ont été un symbole d’un chemin vers le « progrès ». Ces traités bilatéraux ou multilatéraux d’investissement se sont proliférés pendant les dernières décennies atteignant près de 450 traités de libre-échange dans le monde entier (WTO, 2017). Les textes de ceux-ci contiennent plusieurs clauses visant la protection des investisseurs à l’étranger, notamment face aux aléas et aux changements gouvernementaux. Parmi les clauses le plus utilisées pour atteindre ses objectifs, on y retrouve des clauses de traitement national, qu’implique qu’un investisseur doit se voir bénéficier des mêmes considérations que les autres entreprises nationales dans le territoire. Également, on retrouve dans les traités de libre-échange, la clause de la nation la plus favorisée, laquelle permet de bénéficier du traitement plus favorable qui aurait été accordé à une autre nation dans le pays hôte (Morales Lamberti, 2009). Nous retrouvons également une clause faisant référence à l’arbitrage comme mode de règlement de différends. Nombreux accords désignent le Centre international pour le Règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), institués par la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États, centre qui fait partie du groupe de la Banque mondiale. Ce mécanisme est choisi au nom de la « neutralité » et il permet aux parties de choisir la procédure et de bénéficier de la confidentialité, éléments qui sont en grand bénéfice des compagnies multinationales. Il est à noter que l’arbitrage d’investissement, appellation qui identifie l’arbitrage entre un État et un investisseur, a fait l’objet d’importantes critiques (Prince, 2016).
Les luttes pour la protection de l’environnement et de l’eau comme ressource vitale et les mouvements contre la privatisation des services publics d’eau potable et assainissement ont été à l’origine de cas emblématiques qui ont remis en cause la pertinence et la justesse du mécanisme d’arbitrage d’investissement pour résoudre les controverses entre les États et les investisseurs comme nous l’exposerons dans le présent texte (Mayer, 2011).
- Le cas emblématique de l’Argentine
L’Argentine est l’un de pays le plus souvent poursuivi auprès du CIRDI. En effet, près de 32 poursuites ont été présentées contre l’État de l’Argentine (Echaide, 2013). La plupart de ces poursuites sont en relation avec l’exploitation des ressources naturelles et le 20 % a été relié au secteur de l’eau potable et de l’assainissement. Le cas de l’Argentine est donc devenu le cas emblématique dans la dichotomie du droit des investissements et protection du droit humain à l’eau potable et à l’assainissement.
En effet, cette situation trouve son origine dans la vague du néolibéralisme des années 90 que s’imposait en Argentine, et en général en Amérique latine, sous l’influence des organismes de financement international. C’est dans ce contexte qui s’inscrit le virage vers la concession des services d’eau potable dans ce pays (Azpiazu, 2010), concessions qui ont été attribuées à plusieurs entreprises multinationales, comme Suez, la Générale des eaux de Barcelone, Vivendi, pour ne nommer que celles-ci.
C’est en fait lors de l’adoption de la Loi 25.561 de 2002 relative à l’urgence économique en Argentine que le conflit a atteint son paroxysme. En effet, par le biais de cette loi la fixation des tarifs des services publics en dollars US et son actualisation, par l’index de prix au consommateur des États-Unis, avait été abolie pour le convertir en pesos argentins et suivre l’actualisation des prix de l’Argentine. Évidemment, le prix de l’eau était certainement devenu inaccessible pour les citoyens et à la fois, les profits de l’entreprise étaient devenus énormes (près du 9 000 millions de dollars (Morales Lamberti, 2009)). Suite à une gestion complexe, problématique et non satisfaisante, plusieurs renégociations des contrats ont eu lieu entre les investisseurs et l’État de l’Argentine, renégociations qui ont impliqué tant le gouvernement des pays d’origine des multinationales comme la France, mais aussi du Fond Montataire International (Azpiazu, 2010). La pression de la part des multinationales faisait entendre la possibilité de poursuivre devant le CIRDI. Les échanges entre l’État argentin et les multinationales de l’eau pour la renégociation du contrat suite à cette loi, n’ont pas été fructueux, à cause du manque de disposition des entreprises de renoncer à leurs privilèges et profits habituels. Le service s’est détérioré, les contrats ont été terminés unilatéralement face au manque d’efficacité du service d’eau potable, et une nouvelle entreprise a été responsable de l’approvisionnement des services (Agua y Saneamientos Argentinos (90 % Étatique et 10 % des travailleurs). Le caractère essentiel de l’eau a été l’un des enjeux qui a amené les parties à la controverse. Les multinationales voulant tirer profit des services, la population réclamant un service de qualité et abordable, l’État Argentin devant réguler une crise économique et rendre accessible le service d’eau potable à titre de ressource essentielle à la vie et comme droit humain ont été à l’origine du conflit.
Parmi les plusieurs condamnations qui a dû subir l’Argentine de la part des arbitres, nous soulignons celle de 2015, en vertu de laquelle le CIRDI condamne l’Argentine à payer 405 millions d’euros à Suez environnement. Dans ce procès, cinq ONG ont demandé d’intervenir et d’avoir accès à l’information. Une seule a réussi à participer, mais les arbitres ont refusé l’accès à l’information en vertu de l’article 32(2) des règles arbitrales du CIRDI (Marrella, 2010). Le refus d’accéder à l’information étant un droit légitime des citoyens, ce droit des investisseurs ou des « parties » contrevient aux obligations de transparence de l’État envers ses citoyens. Bref, ce précédent de pair avec d’autres cas comme celui de la Bolivie, amènera à revoir les normes de transparence de l’arbitrage d’investissement comme nous verrons un peu plus loin dans le texte.
1.2 Le cas de la de la Bolivie: drapeau de la reconnaissance du droit humain à l’eau
Dans la mouvance du néolibéralisme que touchait l’Amérique latine, le 3 septembre 1999, la Bolivie octroie une concession des services d’eau de la ville de Cochabamba au consortium de Aguas del Tunari formé par Bechtel, International Waters, Abengoa Servicios Urbanos et des associés boliviens minoritaires (Morales Lamberti, 2010). En moins d’un an, une massive mobilisation connue sous l’appellation de « la guerre de l’eau » a provoqué la sortie de cette entreprise multinationale de la Bolivie. En effet, depuis son entrée, les tarifs reliés aux services d’eau potable et d’assainissement ont grimpé de 35 % jusqu’à 200 % dans certaines situations. En réaction à ces mesures, une alliance citoyenne Coordinadora de Defensa del Agua y de la Vida a mobilisé la population, ayant pour drapeau, le slogan « l’eau en tant que droit fondamental ». En outre, les peuples autochtones qui s’ajoutaient au mouvement manifestaient que selon la cosmovision indigène, il s’agissait d’une confiscation des ressources de la « terre-mère » (Corcelette, 2013). La manifestation a pris une ampleur internationale, des activistes nord-américains ont fait pression sur Bechtel (partenaire majoritaire dans le consortium) et sur les autorités boliviennes. Finalement, le 10 avril 2010, le gouvernement bolivien met fin au contrat de concession avec Aguas del Tunari et a attribué la gestion de l’eau à une compagnie publique ayant un contrôle citoyen plus étroit de sa gestion (Petijean, 2009).
Aguas del Tunari poursuit le gouvernement de la Bolivie devant l’instance arbitrale du CIRDI pour non-respect du contrat, et en demandant la protection du traité de libre-échange entre la Hollande et la Bolivie, réclame une indemnisation de 25 millions de dollars. La Bolivie s’est objectée, en argument que l’entreprise n’était pas une entité hollandaise et qu’elle n’était pas contrôlée ni directe ni indirectement par de ressortissants de la Hollande (Marella (2010). Les objections étant rejetées, le tribunal est composé et des demandes d’interventions de la part des ONG et des individus ont été adressées au tribunal pour être admises à tire de parties dans le procès, ou à tout le moins à titre d’amicus curiae. Le tribunal rejette la demande d’intervention, faute de consensus entre les parties de permettre les ONG de participer aux instances. Par conséquent, le tribunal rejette également l’accès à l’information de la procédure. Suite à la pression publique, tant national, mais surtout internationale (manifestations des groupes citoyens devant les bureaux de Bechtel aux États-Unis, principal partenaire de Aguas de Turani, mais aussi à Amsterdam et à Washington (De la Fuente, 2002)), la compagnie a finalement renoncé à la poursuite et à demandé de la part du gouvernement bolivien un montant symbolique de 2 bolivianos (0.30 Usd.) (Orellana Lopez, 2014).
Il est à noter que ce cas a été le drapeau de la campagne pour la reconnaissance du droit humain à l’eau. En effet, suite à cette « guerre de l’eau » le président de la Bolivie Evo Morales présente la motion devant l’Assemblée générale des Nations Unies pour la reconnaissance du droit humain à l’eau, adoption qui a obtenu une large majorité et laquelle a marqué l’histoire des luttes citoyennes pour la protection de la ressource et l’adoption d’une rationalité communautaire et humaine de ce liquide vital ( A.G. ONU, 2010).
2. Des nouvelles règles sur la transparence dans l’arbitrage d’investissement: un impératif
Force est de constater que ces cas, comme des dizaines d’autres cas, ont contribué à la remise en question de l’efficacité et de la pertinence de la procédure arbitrale pour résoudre les différends entre les multinationales et les États hôtes. C’est pourquoi une révision des règles arbitrales voit le jour en 2014 (Règlement de la CNUDCI sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités, 2014)[1].
Ce règlement a pour but de réaffirmer ce mécanisme comme étant idoine pour résoudre les conflits État/investisseur, mais il tente de porter des ajustements afin de rendre la procédure plus transparente et de considérer davantage l’intérêt général inhérent à ce type d’arbitrage (A.G. ONU, 2013). En effet, suite aux nombreuses critiques qui avaient été reçues par rapport à ce mécanisme, la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international voit la nécessité d’intégrer des normes pour améliorer la procédure.
Il est à noter que ce nouveau règlement s’applique aux parties à la convention, sauf si les parties stipulent le contraire. Ce règlement s’applique aux litiges survenant dans le cadre de traités d’investissement conclus avant le 1er avril 2014 si les parties au litige conviennent de leur application. Il s’applique également aux litiges survenant dans le cadre des traités conclus après la date d’entrée en vigueur du règlement, soit le 1er avril 2014, sauf convention contraire des parties (Cazala, 2014). Il resterait donc, dans la volonté des parties, de voir à son application.
Certes, ce nouveau règlement constitue une avance vers la légitimité de l’arbitrage d’investissement dans la mesure où l’on tend véritablement vers une plus grande transparence, mais il semblerait que tant le principe qui vise l’accès à l’information comme celui de l’intervention de tiers comporte toujours des lacunes et des limites. En effet, la volonté des parties continue à être le pilier de ce mécanisme.
D’autres critiques au mécanisme d’arbitrage d’investissement restent à résoudre, comme c’est le cas de la nomination des arbitres et de la réelle indépendance de ceux-ci qui enlève la légitimité à l’arbitrage (Prince, 2015, Malintoppi, 2015[2] ).
Également le manque de cohérence dans leurs décisions fait en sorte qu’on pourrait faire face à des décisions contradictoires sur les mêmes faits. Ceci relance en même temps le manque de mécanisme de correction des décisions rendues par les arbitres, car il n’y a pas de mécanisme d’appel des décisions (Prince, 2015).
En fin, on trouve le point clé d’insatisfaction, celui qui fait de l’État un État à mains attachées, voir kidnappé « Estado secuestrado », il s’agit de la question fort sensible de l’expropriation indirecte, source de la plupart des conflits entre les États et les investisseurs. Ce type d’expropriation, aussi connu comme expropriation rampante, pourrait résulter de n’importe quelle mesure règlementaire de la part d’un État, dans la mesure où celle-ci peut avoir un impact sur l’activité et les profits de l’investisseur, et ce, même lorsque cette règlementation ne vise pas directement un investissement.
- Le modèle du Traité de libre-échange Canada-Europe
Les inconsistances et principales critiques à la procédure arbitrale et des traités de libre-échange semblent vouloir être corrigés dans un traité où l’on observe des pays ayant un rapport de forces équivalent. C’est en fait, dans l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AEGC) où l’on voit des lumières afin d’arriver à un équilibre entre les pouvoirs de réglementation et de protection de l’État hôte et les intérêts des investisseurs. Ainsi, cet accord préserverait « le droit de réglementation des États dans des domaines essentiels tels que la protection de la santé publique, la sécurité nationale ou la préservation de l’environnement » (Prince, 2015 :28). Ce traité inclut une définition de ce qui est l’expropriation indirecte. Ceci répond aux demandes des groupes citoyens et environnementaux en Europe, qui en même temps est rassurant pour les États impliqués, dans la mesure où ce traité n’empêche l’État de légiférer et donc, d’évoluer en matière de protection des droits fondamentaux et de la sorte, de protéger l’environnement sans que ce soit compris comme étant une mesure d’expropriation indirecte (prince, 2015, 2016 ). La seule manière de la constater serait dans la mesure où l’investisseur démontre l’intention dolosive de l’État (Prince, 2016).
Sous la pression des mouvements européens, qui demandaient l’adoption voire la constitution d’un tribunal permanent qui se substituerait aux arbitres privés nommés ad hoc (Vaudano, 2016), et malgré le fait que cette proposition n’a pu être intégrée dans l’Accord, il a été prévu la création d’un mécanisme d’appel tout à fait innovateur, ce qui pourrait permettre la correction des sentences arbitrales.
- Le cas de la Colombie et du Salvador
Quel est l’avenir dans le domaine de l’arbitrage international d’investissement, lorsque l’on fait face à des questions touchant des droits fondamentaux et environnementaux comme la protection du récent droit à l’eau reconnu par l’Assemblée générale de l’ONU en 2010, ou le droit de bénéficier d’un environnement de qualité? Certes, on rencontre des contradictions entre le droit économique international et la protection des droits humains et des droits environnementaux. Comment les concilier? Quelle prépondérance devrait-on lui accorder?
C’est à l’origine de cette contradiction qui se trouve la source du litige qui doit faire face en ce moment le gouvernement de la Colombie (la première fois que la Colombie est poursuivie devant le CIRDI). En effet, la Cour Constitutionnelle de ce pays vient d’interdire l’exploitation minière dans le haut des montagnes connu sous le nom de « paramos », dans le but de protéger ces écosystèmes très fragiles qui sont la source des ruisseaux, des rivières et des fleuves qui baignent et alimentent plusieurs régions de la Colombie. Cette nouvelle décision de 2016 (Corte Constitucional de Colombia, 2016) invoque la prépondérance du droit humain à l’eau sur le développement minier, car ce droit humain impose une obligation positive à l’État d’empêcher la contamination de ces ressources en eau très fragiles et vulnérables, ainsi que de garantir le droit à un environnement de qualité à tous. Suite à cette décision, près de 473 licences d’exploitation minière ont été suspendues en Colombie, touchant directement l’entreprise canadienne Éco Oro. Cette minière le 29 décembre 2016 vient de présenter une poursuite contre la Colombie devant le CIRDI en vertu du traité de libre-échange Canada –Colombie (Eco oro Minerlas Corp. c. Republic of Colombia ARB/16/41).
Certes, ils invoqueront l’expropriation indirecte (art. 811 du traité de libre-échange), mais devant un traité qui ne le définit pas en tant que tel, est-ce qu’il serait possible de considérer la récente évolution de sa définition qui vient d’être clarifié dans le traité Canada-Union Européenne. Dans ce sens, est-ce qu’on pourrait dire que la Colombie et plus particulièrement, la Cour constitutionnelle de ce pays, en voulant protéger l’environnement et les ressources en eau, et ayant appliqué le bloque constitutionnel composé des droits fondamentaux reconnus tant en droit interne qu’en droit international, a agit de manière dolosive et de la sorte a voulu faire une expropriation indirecte? Nous ne le croyons pas. Chose certaine, les arbitres devront trancher aussi en se prononçant sur cette dichotomie.
Il semble y avoir de l’espoir si l’on observe d’ailleurs la récente décision du tribunal arbitral d’octobre 2016 dans la cause Pacific Rim Cayman c. Salvador (ARB/09/12) où contre toute attente le gouvernement du Salvador obtient gain de cause face à une poursuite de près de 250 millions de dollars. En effet, un des enjeux dans la cause était la dénégation des permis d’exploration, étant donné le risque de contamination des ressources en eau souterraine, telle qu’il a été souligné par la coalition composée de six organisations communautaires qui ont pu participer à titre de Amici Curiae, mais sans avoir le droit d’accéder à l’information.
Suite aux audiences, le tribunal a condamné la multinationale à payer en compensation à El Salvador, 8 millions de dollars pour couvrir près du 60 % des frais de défense.
Certes, c’est une décision qui marque un précédent en matière de protection de l’environnement et du droit humain à l’eau. Cependant, les arbitres n’étant pas liés par des décisions antérieures, dans ce domaine l’incertitude règne encore.
Conclusion
L’incompatibilité entre le droit international des droits de l’homme et le droit des investissements et frappante. Les récents développements, plus particulièrement du droit humain à l’eau, mettent dans l’embarras les anciens traités de libre-échange, et les pouvoirs quasi absolus qui étaient accordés aux investisseurs voulant exploiter les ressources naturelles et privatiser les services publics d’eau potable. En effet, le droit international économique a favorisé les intérêts des multinationales, dans la mesure où les traités de libre-échange avaient principalement pour but autre l’encouragement des affaires, la protection des investisseurs. Ces deux domaines, s’étant développé de manière parallèle, il va de soi donc qu’en poursuivant des objectifs différents, il y ait de fortes incompatibilités entre celles-ci. Comment le concilier? Comment concilier les intérêts lorsque la globalisation et les traités de libre-échange ont enlevé des pouvoirs de règlementation aux gouvernements? Est-ce qu’on devrait interpréter les traités de libre-échange comme respectant les droits humains et l’environnement? Est-ce qu’on ne devrait plutôt faire une interprétation évolutive devant une planète en crise environnementale globale?
En effet, l’État se trouve piégé devant ses doubles et incompatibles engagements. D’une part, si l’État essaye de respecter les traités de libre-échange sans se préoccuper des droits humains, il pourrait se voir poursuivre ou faire face à une plainte devant les organismes responsables de l’application des Pactes ou conventions reliés aux droits de l’homme (Comité des droits de l’homme de l’ONU, Commission et Cour interaméricaine des droits de l’homme, Cour européenne des droits de l’homme, etc.). À contrario, si l’État tente de faire prévaloir les droits humains, la protection de l’environnement et les ressources en eau (comme composante de l’environnement et comme droit humain), il pourra se voir poursuivre devant l’arbitrage international, et ce à titre d’expropriation indirecte.
Une piste de solution est de souligner que les droits humains sont une fin en soi, tandis que le droit économique n’est qu’un moyen pour réaliser le bien-être humain.
Références bibliographiques
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Notes de bas de page
[1] La Convention des Nations Unies sur la transparence dans l’arbitrage entre investisseurs et États fondé sur des traités, qui reprend le règlement sur la transparence, a été ouverte à la signature en mars 2015. Plusieurs pays comme le Canada, les États-Unis, la Suisse, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont déjà signé celle-ci.
[2]« Certains arbitres sont accusés d’être trop « pro-investisseur » et d’autres encore d’être partiaux vis-à-vis des intérêts des États. Les demandes de récusation d’arbitres semblent se multiplieur, (…) » (Malintoppi, 2015)
REMERCIEMENTS
L’auteure tient à remercier le professeur Frédéric Lasserre pour son encouragement dans l’écriture de ce texte et son invitation dans le cadre du colloque sur l’eau, enjeu de pouvoirs, objet de tensions du 31 octobre 2016.
Elle remercie également le professeur Hervé Prince pour son guide et ses importantes explications au niveau du droit international des investissements et la portée du traité de libre-échange Canada-Europe qui ont été fort utiles pour l’élaboration du présent texte.