Frédéric Lasserre1
¹ Professeur à l’Université Laval et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG). Frederic.Lasserre@ggr.ulaval.ca
RG v5 n1, 2019
Résumé : en décembre 2018, est apparue aux États-Unis une pétition demandant la restitution de l’Angle du Nord-Ouest au Canada, afin de corriger une erreur cartographique. Si la démarche n’a pas abouti, elle a rappelé au public l’existence de ce curieux tracé frontalier, héritage historique, qui n’a suscité de remise en cause politique que lorsque des frictions entre gouvernements ont affecté le quotidien des résidents de l’exclave.
Mots-clés : Angle du Nord-Ouest, frontière, traité, Canada, États-Unis, tracé, erreur cartographique.
Summary : in December 2018, a petition was filed in the United States asking for the return of North West Angle to Canada to correct a map error. If the process did not succeed, it reminded the public of the existence of this curious border line, a historical legacy, which triggered political challenges only when friction between governments affected the daily lives of residents of the exclave.
Keywords : Northwest Angle, border, treaty, Canada, United States, cartographic error.
Une pétition américaine pour que les États-Unis restituent au Canada le territoire appelé l’Angle du Nord-Ouest du Minnesota, situé entre le Manitoba et l’Ontario, a été lancée fin décembre 2018 afin de « corriger » une erreur de cartographie. Si la démarche n’a pas abouti, elle souligne l’existence de tracés frontaliers étonnants, héritages historiques que le Canada et les États-Unis ont choisi de conserver, et qui attestent que ce ne sont pas les tracés frontaliers en eux-mêmes qui peuvent être artificiels ou néfastes, mais bien la façon des États de gérer leur frontière mitoyenne. D’où provient cette curiosité géographique qu’est l’Angle du Nord-Ouest ? A-t-il été réellement question de redessiner la frontière entre États-Unis et Canada sur cette portion de son tracé ?
Corriger une erreur cartographique ?
Le 30 décembre 2018, une pétition est mise en ligne par C.C.[1] (sans plus de précision; on ne sait s’il s’agit d’un groupe, d’une personne, ou d’initiales fictives) en se prévalant du programme We the People, créé sous l’administration Obama, qui permet d’obliger l’exécutif américain à prendre position par rapport à des pétitions populaires qui ont recueilli 100 000 signatures au bout d’un mois (We the People, 2016). En cas de succès, le gouvernement fédéral se doit de réagir et de transmettre officiellement la pétition « aux experts politiques appropriés » (appropriate policy experts).
La pétition a rappelé au public l’existence de cette curiosité cartographique et frontalière, autre particularité de la frontière canado-américaine, à l’instar de la frontière traversant villages, bâtiments et maisons privées à St Pamphile, Pohénégamook ou Stanstead entre les États-Unis et le Québec (Lasserre et al, 2012; Lasserre 2006). Que souhaitait réellement C.C., sachant que cette frontière n’est contestée par aucun des deux États en présence, ni par des groupes organisés au Canada ou aux États-Unis ? Le promoteur souhaitait redonner sa grandeur aux États-Unis en corrigeant l’erreur cartographique à l’origine de cette curiosité (« Make America great by correcting this critical survey error », affirme C.C.) : est-ce sincère ou une plaisanterie raillant le slogan de l’administration Trump ? En effet, l’Angle du Nord-Ouest ne figure nulle part dans les agendas politiques aujourd’hui. Si ce tracé occasionne bien des inconvénients dans le quotidien des habitants de l’Angle du Nord-Ouest, ceux-ci, dans leur large majorité, ne semblent pas remettre en cause leur appartenance aux États-Unis.
Fig. 1. L’Angle du Nord-Ouest, Minnesota.
Une curiosité frontalière issue d’une erreur historique
Les limites du secteur appelé l’Angle du Nord-Ouest, situé entre le Minnesota, l’Ontario et le Manitoba (Fig. 1) ont été définies dans le traité de Paris, signé en septembre 1783, qui mit un terme à la guerre d’Indépendance des États-Unis. Il a été négocié à l’époque que la frontière entre les États-Unis et les possessions britanniques (Fig. 2) passerait « …à travers le lac Supérieur au nord des îles Royale et Phelipeaux jusqu’au lac Long; puis à travers le milieu dudit lac Long et de la route des eaux entre celui-ci et le lac des Bois; puis du lac des Bois jusqu’au point le plus au nord-ouest de ce dernier et, de là, sur un axe plein ouest jusqu’au fleuve Mississippi »[2]. Les négociateurs britanniques et américains connaissaient mal le territoire en question et se sont fiés, pour définir cette frontière, à la carte à très petite échelle[3] de Mitchell, dessinée en 1755 (Fig. 3 et 4), laquelle fait figurer un lac des Bois de forme ronde, et un tracé imprécis pour le Mississippi dont les sources ne sont pas représentées. Une légende indique que l’on pensait que sa source se trouvait vers la limite ouest de la carte et le 50e parallèle[4], une zone opportunément cachée par l’insertion d’une petite carte détaillant la région de la baie d’Hudson (Mitchell, 1755). Pourtant, il était déjà connu, parmi les trappeurs des compagnies de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest, très actifs dans cette région, que les sources du Mississippi (lac Itasca) se trouvaient plus au sud du lac des Bois (Nicholson, 1979). De même, l’île Royale, au nord de laquelle doit passer la frontière, se trouve en réalité beaucoup plus au nord que ce qu’indique la carte de Mitchell, tandis qu’il n’existe pas d’île Phelipeaux, ni de lac Long au nord-ouest du lac Supérieur.
Fig. 2. La frontière du traité de Paris, 1783.
Fig. 3. La carte de Mitchell de 1755 (Mitchell 1755).
Fig. 4. La définition de la frontière à l’ouest du lac Supérieur, 1783-1842.
De fait, le traité consacrant l’indépendance des États-Unis repose pour partie, dans le tracé de la frontière américano-britannique, sur des erreurs cartographiques d’autant moins excusables que plusieurs cartes publiées entre 1755 et 1782 indiquaient que les sources du Mississippi, bornant le territoire des États-Unis à l’ouest, se trouvaient plus au sud (Bemis, 1922).
Des divergences d’interprétation : comment vivre avec un traité erroné ?
Les Britanniques, dès le début du xixe siècle, réalisèrent l’erreur et l’inapplicabilité de l’article 2, puisque de l’extrémité nord-ouest du lac des Bois, il était impossible de tracer une ligne vers l’ouest pour rejoindre les sources du Mississippi, situées au sud. La position exacte des sources du Mississippi fut documentée par David Thompson en 1798, confirmant les cartes post-1755 et le savoir empirique des trappeurs (Bemis, 1922; Carroll, 2017). De plus, prenant acte de l’inexistence du lac Long, une divergence se fit jour quant à la « route des eaux » (« water communication », rapporté par Bemis, 1922, p.470) à suivre entre le lac Supérieur et le lac des Bois. Aux yeux des Britanniques, cette divergence prenait un caractère d’autant plus stratégique que les Compagnies du Nord-Ouest et de la baie d’Hudson, qui vivaient essentiellement de la traite des fourrures, l’un des secteurs économiques les plus prospères de l’époque (Bemis, 1922; Lasserre, 1998), réalisèrent que le tracé frontalier, s’il suivait la rivière Pigeon, laissait l’itinéraire du Grand Portage, la route qui permettait aux trappeurs de passer du lac Supérieur à la rivière en contournant ses chutes, en territoire américain. Londres demanda si un accommodement au tracé frontalier pouvait être trouvé en laissant la zone de la route du portage en territoire britannique, ce que les Américains déclinèrent (Bemis, 1922). Les Britanniques développèrent par la suite l’idée que le traité, parlant d’une frontière « à travers le lac Supérieur », devait traverser celui-ci de part en part jusqu’à la région de l’actuelle Duluth, pour y trouver la série de lacs et rivières vers le lac des Bois, en posant la question, en l’absence de lac Long, de quel chenal des eaux devait emprunter la frontière (Fig. 2 et 4) (Lass, 1980; Carroll, 2017).
Les Britanniques entreprirent donc de renégocier le traité de Paris de 1783 pour régler ce hiatus frontalier (boundary gap). En 1803, une convention fut paraphée. Elle prévoyait, à son article 5, que la frontière serait amendée et que le hiatus frontalier, autrement dit le segment entre le point nord-ouest du lac des Bois et les sources du Mississippi, serait fermé en traçant une ligne plein sud entre ce point nord-ouest et les sources (Lass, 1980). Il était d’autant plus nécessaire de régler ce différend qu’en 1800, l’Espagne avait rétrocédé la Louisiane à la France, laquelle a par la suite vendu le territoire aux États-Unis en 1803. Or, tant la Louisiane que la terre de Rupert, territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson depuis 1670 et possession britannique, au nord et nord-ouest des Grands Lacs, étaient définis en termes de bassins versants, de la baie d’Hudson pour la terre de Rupert (Bemis, 1922; Nicholson, 1979; Harris, 2016) et du Mississippi pour la Louisiane[5] (de Villiers 1929; Nicholson, 1979), mais sans que les limites précises en aient jamais été définies (Lass, 1980). La vente aux États-Unis de la Louisiane, vaste territoire au sud de la terre de Rupert, relançait la nécessité de préciser les limites exactes entre les deux territoires. Mais précisément, la convention de 1803, en entérinant un point d’inflexion de la frontière aux sources du Mississippi, risquait de réduire considérablement l’étendue du territoire de la Louisiane dans ses étendues septentrionales. De fait, les Américains refusèrent de ratifier la convention de 1803 (Lass, 1980), laissant entier le problème de l’incohérente définition de la frontière à l’ouest du lac des Bois.
La compagnie de la Baie d’Hudson, depuis environ 1714, avait adopté le 49e parallèle comme substitut à la limite mal connue du bassin versant de la baie d’Hudson (Bemis, 1922; Nicholson, 1979). En 1807, les Britanniques proposèrent, afin de résoudre l’impossibilité géographique de l’article 2 du traité de 1783, de retenir comme frontière le 49e parallèle dès que celui-ci croisait la route des eaux (Fig. 4), une proposition également rejetée par les Américains, avec comme argument que toute remise en cause de la formulation du traité fondateur de l’indépendance des États-Unis était impensable (Lass, 1980, 2014), un argument d’autant plus douteux que la convention avortée de 1803 prévoyait bien la remise en cause de l’article 2 du traité de 1783.
Les mauvaises relations entre Londres et Washington aboutirent à la guerre de 1812-1814, conclue par le traité de Gand, lequel prévoyait la création de quatre commissions pour la résolution des disputes frontalières entre les deux gouvernements (Nicholson, 1979; Carroll, 2001, 2017). En 1818, les deux parties prirent acte de la pertinence du 49e parallèle comme frontière commune, permettant de définir de manière pratique les limites des terres de Rupert et de la Louisiane. Dans ces vastes territoires encore peu connus et mal cartographiés, une limite astronomique était plus aisée à repérer que la limite d’un bassin versant continental. La Convention de Londres de 1818 entre les États-Unis et le Royaume-Uni confirmait le choix du 49e parallèle comme frontière entre les deux États, avec échange de territoires de part et d’autre de la frontière (Fig. 5). La Convention précisait aussi que la frontière, partant du point le plus au nord-ouest du lac des Bois, devait suivre ensuite une direction plein sud jusqu’à ce qu’elle recoupe le 49e parallèle[6].
Fig. 5. La définition de la frontière américano-britannique à l’ouest du lac des Bois, 1818-1846.
Si l’imbroglio cartographique était désormais réglé avec la création de cette exclave[7] américaine au nord du 49e parallèle désormais appelée l’Angle du Nord-Ouest, la question des routes commerciales de la traite des fourrures se révéla plus ardue à régler. Il fallut attendre le traité de Webster-Ashburton de 1842 pour trouver une solution aux différends frontaliers américano-britanniques à l’est (Maine, 45e parallèle) (Lasserre, 1993, 2006; Lasserre et al, 2012) comme à l’ouest des Grands Lacs. Le traité de 1842 garantissait le droit de passage le long du Grand Portage pour tous les citoyens britanniques, en échange de la reconnaissance britannique de la rivière Pigeon comme frontière à partir du lac Supérieur (Carroll, 2017).
Amender la frontière, ou vivre avec ?
Les arpenteurs déterminèrent le point le plus au nord-ouest du lac des Bois en 1825 (Lass, 1980), ce qui permit de démarquer le segment de la frontière vers le sud jusqu’au 49e parallèle; l’exercice fut repris de 1872 à 1875 lors d’une révision de l’arpentage de la frontière entre les États-Unis et le désormais autonome Canada (depuis 1867). Pendant cette révision, le Canada reprit la proposition britannique de 1807 de reprendre le tracé de la frontière vers l’ouest dès que la ligne nord / sud atteignait le 49e parallèle (Lass, 2014). Ils proposèrent également de racheter l’exclave, sans davantage de succès. Pour Washington, si l’Angle du Nord-Ouest ne représente aucun avantage stratégique ni valeur économique particulière, il est difficile d’y renoncer car cela reviendrait à amender le traité de Paris de 1783, acte fondateur de la naissance des États-Unis.
Malgré ces quelques tentatives infructueuses d’éliminer l’Angle du Nord-Ouest, les Britanniques comme les Canadiens décidèrent d’accepter la présence de cet étrange tracé frontalier, et celui-ci tomba dans l’oubli.
Vivre dans l’Angle du Nord-Ouest suppose un certain nombre de contraintes pour les quelques citoyens américains, rassemblés au village d’Angle Inlet. Ils ne peuvent rejoindre le reste du territoire des États-Unis qu’en traversant deux frontières dans chaque sens, en particulier pour aller à Warroad, la ville la plus proche où se trouvent les boutiques et services, dont l’école secondaire (Radio-Canada, 2019). La route, non goudronnée, n’a été construite que dans les années 1970; auparavant, en été, les résidents devaient prendre un bateau pour se rendre à Warroad (Radil, 1998; Froese, 2019) et présumément la route de glace sur le lac gelé en hiver. Le poste frontière est situé au lieu-dit « Jim’s Corner », en réalité sur un segment rectiligne de la frontière. Les visiteurs qui pénètrent dans l’Angle par la route doivent s’y arrêter et se rapporter par vidéophone aux douanes américaines ou canadiennes.
Fig. 6. Jim’s Corner, le seul poste frontière de l’Angle.
Source : Alan J. Jacobs, dans Carroll, 2017.
Fig. 7. Marqueur dit du point le plus au Nord du territoire des 48 États contigus.
Érigé en 2017 (Midwest Hunting & Fishing, 2017) sur la plage d’Angle Inlet. En réalité, le point le plus au nord, correspondant au point nord-ouest du lac des Bois, est à quelques kilomètres au nord-ouest-ouest. Le tourisme demeure l’activité économique principale.
La perspective de la sécession, un levier politique?
Plusieurs résidents, au nombre d’environ 60 permanents selon le recensement de 2010 et de 120 en été (Foese, 2019; Mook 2019), vivent du tourisme : de nombreuses pourvoiries accueillent les amateurs de pêche au doré (walleye) (Vuković, 2017). C’est la menace qui pesait sur la pérennité de cette activité économique qui a incité plusieurs résidents à envisager la sécession de l’Angle vers le Canada. Plusieurs disputes ont marqué les relations entre Ontario et Minnesota au sujet de la réglementation de cette pêche lucrative et du tourisme associé. Plusieurs propriétaires canadiens d’auberges sur le lac des Bois estimaient que les États-Unis contrôlent environ un tiers du lac, mais que les touristes des stations américaines accaparaient au moins la moitié des prises de doré. Le Canada avait, selon eux, fortement limité la construction de nouvelles pourvoiries depuis les années 1970, mais celles-ci étaient en pleine expansion du côté américain, menaçant la ressource commune de surpêche à terme (Brooke, 1999). En 1997, l’Ontario a établi des quotas stricts pour les touristes américains pêchant dans la zone canadienne du lac des Bois, quotas beaucoup plus souples en revanche si les touristes séjournaient dans les stations touristiques canadiennes (Stoddard, 2011). L’impact de cette réglementation canadienne a été sévère sur l’activité touristique d’Angle Inlet – avec une chute de la fréquentation d’environ 50% (Brooke, 1999). Les résidents ont protesté, tenté d’attirer l’attention du gouvernement américain, sans succès.
C’est la frustration face à cet immobilisme qui a encouragé « la vaste majorité » (Stoddard, 2011, p.6) des résidents à envisager la sécession, dès 1997, et à appuyer la démarche du représentant local (7e district) à la Chambre. En 1998, Collin Peterson, un démocrate, a proposé un amendement constitutionnel qui aurait permis aux résidents d’Angle Inlet de voter sur la question de la sécession des États-Unis pour se joindre au Manitoba. La démarche reposait sur l’idée qu’en devenant Canadiens, les résidents n’auraient plus à souffrir de la réglementation ontarienne. Peterson n’avait même pas consulté les gouvernements des provinces de l’Ontario ou du Manitoba, pas plus que les responsables de la bande amérindienne de Red Lake, propriétaire de 70% des terres de l’Angle du Nord-Ouest. Si la colère des autochtones a perduré (Radil, 1998), en revanche les gouvernements manitobains et ontariens ont prestement proposé des offres pour souligner l’attrait d’une possible sécession (Stoddard, 2011).
Face aux pressions du Minnesota, l’Ontario réagit en menaçant d’étendre la réglementation à toutes les eaux transfrontalières entre Ontario et Minnesota. Le gouvernement de l’État réagit en proposant l’imposition d’une taxe de transit sur les convois ferroviaires du Canadien National (CN) transitant par la voie ferrée reliant le sud du Manitoba et l’ouest de l’Ontario (Fig. 1), voie certes propriété du CN, mais passant en territoire américain. Face à ces pressions, l’Ontario recula et abandonna ses projets de quotas de pêche stricts.
Les résidents souhaitaient-ils réellement devenir Canadiens ? En réalité, la démarche reflétait un coup de bluff, un moyen de pression politique pour amener les gouvernements fédéraux et du Minnesota à trouver une solution au déclin du tourisme induit par la réglementation ontarienne. Le représentant Peterson lui-même reconnaissait que la motion n’était qu’un levier politique, destiné à mobiliser l’attention des deux paliers de gouvernement (Mook, 2019) En 2011, les résidents déclaraient qu’ils se sentaient vraiment Américains (Stoddard, 2011); en 2019, la pétition déposée par C.C. n’a pas suscité d’opinion plus favorable envers un rattachement au Canada (Reinan, 2019; Turner et Greenslade, 2019; Radio-Canada, 2019). Elle n’a atteint que 5 554 signatures, loin donc du seuil nécessaire pour obliger Washington à y donner suite.
Conclusion
Héritage historique d’une époque où l’intérieur du continent était encore mal connu en dehors des trappeurs et des employés des compagnies du Nord-ouest et de la Baie d’Hudson, l’Angle du Nord-Ouest est un exemple d’aberration cartographique résultant d’une définition de la frontière sur des cartes à petite échelle. Il en est résulté une frontière impossible à démarquer, d’une part, et la perte d’une route commerciale majeure pour les Britanniques, d’autre part. Ceux-ci ont tenté, à plusieurs reprises, d’obtenir une rectification de la frontière dessinée au traité de Paris de 1783, en vain. Puis l’existence même de l’Angle tomba dans l’oubli.
C’est une dispute de pêche qui raviva la mémoire des gouvernements canadien et américain. A la faveur de cette dispute, la menace d’une sécession du territoire fut agitée, mais une solution fut trouvée pour régler le litige de pêche, avec le retrait des quotas stricts que souhaitait imposer l’Ontario, éteignant à nouveau toute piste de rectification de la frontière : cette menace, adressée à Washington, n’était qu’un levier politique et ne reflétait pas une réelle volonté de la part des résidents américains. On n’a jamais su quel était son promoteur, mais la pétition de janvier 2019 n’a pas suscité davantage d’intérêt, malgré le quotidien ardu que la position de l’exclave impose à ses habitants. Ceci souligne, comme dans le cas des villages-frontière du Québec (Lasserre 2006, Lasserre et al 2012), que ce n’est pas le tracé de la frontière qui pose intrinsèquement problème dans le cas de tension frontalière, mais la façon dont celle-ci est gérée par les autorités.
Références bibliographiques
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Notes
[1] Give Canada back the Northwest Angle located in Manitoba. Created by C.C. on December 30, 2018. https://petitions.whitehouse.gov/petition/give-canada-back-northwest-angle-located-manitoba, c. le 2 fév. 2019.
[2] « …thence through Lake Superior Northward of the Isles Royal & Phelipeaux to the Long Lake; Thence through the middle of said Long Lake and the Water Communication between it & the Lake of the Woods, to the said Lake of the Woods; thence through the said Lake to the most Northwestern Point thereof, and from thence on a due West Course to the river Mississippi… ». Traité de Paris, 3 septembre 1783, art. 2. International Treaties and Related Records, 1778-1974; General Records of the United States Government, Record Group 11; National Archives, Washignton, D.C., https://www.ourdocuments.gov/doc.php?flash=true&doc=6, c. le 2 fév. 2019.
[3] Représentant de vastes territoires. Une échelle géographique s’exprime sous la forme d’un rapport de réduction, donc d’un nombre nécessairement inférieur à un : par exemple, une carte au 1/200 000 exprime un rapport de un cm pour 2 km. Une carte au millionième, 1/1 000 000 ou 10-6, représente certes un espace beaucoup plus vaste, mais le chiffre qui exprime cette échelle est plus petit que 1/200 000 ou 2 × 10-5. La langue courante, avec son expression « à grande échelle » pour exprimer l’importance d’un phénomène, inverse la réalité de la mesure des échelles géographiques : une petite échelle permet de comprimer l’image de l’espace et de présenter de grands espaces ; une grande échelle permet de représenter de petits espaces.
[4] « The heads of the Mississippi is not yet known : it is supposed to arise about the 50th degree of Latitude, and western bounds of this map. » Carte de Mitchell, 1755.
[5] La Louisiane avait été partagée en deux au traité de Paris de 1763 mettant fin à l’empire colonial français dans les Amériques : la rive gauche était cédée aux Britanniques, tandis que l’Espagne recevait la rive droite. C’est cette rive droite du bassin du Mississippi que Madrid céda à la France en 1800 par le traité de San Ildefonso.
[6] « It is agreed that a line drawn from the most northwestern point of the Lake of the Woods, along the 49th parallel of north latitude, or, if the said point shall not be in the 49th parallel of north latitude, then that a line drawn from the said point due north or south, as the case may be, until the said line shall intersect the said parallel of north latitude, and from the point of such intersection due west along and with the said parallel, shall be the line of demarcation between the Territories of His Britannic Majesty and those of the United States, and that the said line shall form the southern boundary of the said Territories of His Britannic Majesty, and the northern boundary of the Territories of the United States, from the Lake of the Woods to the Stony Mountains. » Article 2, Convention de Londres de 1818; http://avalon.law.yale.edu/19th_century/conv1818.asp, Yale Law School, c. le 10 février 2019.
[7] Une exclave est une portion du territoire d’un État sans continuité territoriale avec le reste du territoire national, séparé par le territoire d’autres États ou par des étendues d’eau. On peut penser à Point Robert, territoire américain de l’État de Washington, situé au sud de la péninsule de Tsawwassen (Colobie-Britannique); ou à l’enclave angolaise de Cabinda.