La réinvention du passé: quel avenir pour les lieux de mémoire rouge dans la Chine d’aujourd’hui

Olga Alexeeva1

1 Professeur d’histoire de la Chine, Département d’histoire, Université du Québec à Montréal (UQAM), alexeeva.olga@uqam.ca

RG v2 n1, 2016


Résumé : Cela fait plus d’une décennie que la Chine encourage le « tourisme rouge », une activité à saveur patriotique et pédagogique, qui fait référence aux visites des sites historiques en lien avec les activités révolutionnaires du Parti communiste chinois (PCC).  Ces sites rouges forment collectivement un récit de l’histoire de la Chine au 20e siècle auquel a été retiré tout événement sombre. Transformés dans les lieux de mémoire officiellement sanctionnés, ils sont appelés à renforcer la légitimité du PCC et à réinventer le passé maoïste.

Summary: It’s been over a decade since China began to promote what’s known as “Red Tourism”, a highly patriotic and educational activity which involves visiting sites of historical significance to the revolutionary activities of the Communist Party of China (CCP). Designed to remind and promote the glorious history of the party, these red sites present a new version of China’s revolutionary past without its dark moments and tragedies. Transformed into the officially sanctioned sites of collective memory, they are meant to reinforce the CCP legitimacy and to reinvent the Maoist legacy.

Mots-clés: Chine, tourisme rouge, enjeux de mémoire

Keywords: China, Red Tourism, politics of remembrance


Introduction

En 2007, le seul musée français consacré à Lénine, situé sur la rue Marie-Rose, dans le XIVe arrondissement de Paris, a fermé ses portes. Cette nouvelle n’a pas fait la première page des journaux. Les traces du chef bolchévique dans la capitale française, où il a vécu entre 1909 et 1912, se sont ainsi effacées dans l’indifférence générale.

Dans les pays de l’Europe de l’Est, l’héritage rouge a également presque disparu des paysages urbains et du domaine culturel, à l’exception notable de Hongrie, où les autorités ont décidé de préserver quelques symboles du passé communiste, en regroupant une collection de statues monumentales en plein air. Situé aux abords de Budapest, Memento Parc attire surtout des touristes étrangers et des passionnés de réalisme soviétique qui veulent voir de leurs propres yeux des incarnations de l’ « homme-nouveau » communiste – des statues de paysans et d’ouvriers, de soldats soviétiques, mais aussi  celles des « pères fondateurs » de l’idéologie marxiste et communiste, Marx, Staline et Lénine.

Le chef emblématique de la Révolution d’Octobre et, avec lui le siècle communiste, semble de sombrer dans le néant de l’oubli populaire, y compris dans son pays natal. À Moscou, en 2013, à quelques mètres de son mausolée, jadis visité par des dizaines de milliers de citoyens soviétiques, on a installé une gigantesque malle Louis Vuitton, symbole criard du capitalisme occidental.  Même si la malle fut rapidement démontée, suite à l’indignation des Moscovites choqués par cette banalisation du site historique national, le mausolée reste toujours quasi désert. En Russie, les lieux d’un mémoire rouge, témoins de la splendeur du Parti communiste et de ses victoires révolutionnaires d’antan, n’attirent plus que quelques curieux ou nostalgiques du temps de leur jeunesse.

Les jours glorieux du tourisme rouge, cette activité culturelle à la saveur fort politique, semblent donc révolus. Mais, le sont-ils réellement ? En Chine, le chemin vers le mausolée de Mao Zedong où se trouve sa dépouille momifiée ne semble pas du tout ternir : depuis l’ouverture du site, en 1977, plus de 200 millions de personnes ont fait la longue queue sur la place Tian’anmen afin de voir le Grand Timonier dans son coffre de crystal (Xinhua News, 2013).

Avec la chute du mur de Berlin, la disparition de l’Union soviétique et la transformation spectaculaire de la Chine suite aux réformes de Deng Xiaoping, la question de l’héritage communiste, y compris culturel, a émergée avec beaucoup de vigueur, voire avec beaucoup de violence au sein des anciens pays du bloc.  Le débat est en effet très important. Que faire avec l’héritage d’un régime dictatorial vaincu et discrédité ? Faut-il le recouvrir d’un voile d’oubli, ou bien, il vaut mieux le transformer en simple objet d’histoire ? Les pays de l’Europe de l’Est semblent s’engager dans la voie de l’oubli et de la dérision.  Quelle sera la voie chinoise ? Comment ces lieux de mémoire rouge, qui relient un lieu physique à la mémoire collective du peuple chinois, se sont-ils transformés depuis l’ouverture de la Chine en 1978 ? Sont-ils toujours des lieux où la mémoire d’une communauté se cristallise et se diffuse en suivant son évolution naturelle, ou bien sont-ils devenus les lieux de mémoire officiellement sanctionnés par le gouvernement chinois dans l’objectif de renforcer son propre héritage et promouvoir le tourisme interne ? En s’appuyant sur le cadre analytique des lieux de mémoire de Pierre Nora, cet article propose une réflexion sur les stratégies adoptées par la Chine qui lui permettent à la fois de préserver et de mettre en valeur son passé maoïste.

La politique de réformes de Deng Xiaoping et la réinvention du passé

Après la mort de Mao Zedong, la question de son héritage politique et culturel, fut au cœur de disputes au sein du PCC. Malgré les déclarations explicites de Mao contre sa momification et son culte post-mortem, les dirigeants chinois décidèrent de construire le Mausolée pour recueillir sa dépouille.  Le but de cet acte était avant tout politique – il fallait sécuriser la position de la nouvelle génération de dirigeants communistes qui fondaient leur légitimité sur l’héritage de Mao. Ils n’avaient aucune autre source de légitimité et ils se trouvaient dans une situation assez précaire, voir vulnérable, après la mort du Grand Timonier.   Ce n’est qu’après l’arrivée au pouvoir du Deng Xiaoping que ce mausolée a été progressivement transformé en monument dédié au patriotisme chinois et à l’unité ethnique et nationale de la Chine (Leese, 2012 : 116).  Cette transformation illustre bien le processus de la réévaluation et de réinvention du passé maoïste qui a débuté en Chine en même temps que la politique de réformes et d’ouverture lancée par Deng Xiaoping en 1978.

Contrairement à l’impression qu’ont pu donner les changements survenus en Chine depuis les trente dernières années, le PCC n’a jamais officiellement répudié Mao ou son héritage, puisque Deng Xiaoping formulait déjà en 1980 la mise en garde suivante : « quand nous écrivons sur les erreurs de Mao, nous ne devons pas les exagérer, sinon nous discréditerions le président Mao Zedong et cela reviendrait à discréditer notre Partie et notre État » (Dirlik, 2012 : 20-21). L’héritage maoïste est resté à peu près intact en renforçant ainsi la continuité historique du régime, car depuis Deng Xiaoping, tous les dirigeants chinois déclarent poursuivre l’œuvre entamée par Mao – la construction d’un État socialiste fort basé sur « le marxisme chinois », une version du marxisme qui s’inspire de la pensée de Mao Zedong et adaptée aux circonstances nationales.

La mise en valeur touristique, éducative et culturelle de l’héritage rouge répond à ce même objectif : à travers la reconstitution des sites liés au passé maoïste le gouvernement chinois réinterprète, voire réécrit, l’histoire du pays et du PCC au 20e siècle. Le développement du tourisme rouge contribue ainsi à la création et à la propagation de la nouvelle image de Mao et de son époque. Le Grand Timonier est présenté comme un héros national qui a mené le PCC à la victoire en 1949 et qui a entamé la transition de la Chine vers « le socialisme aux caractéristiques chinoises » (Dirlik, 2012 : 26-27). Mais cette transition s’est quelque peu égarée pendant une vingtaine d’années entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1970 (à l’époque du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle), mais grâce aux efforts de Deng Xiaoping et de ses successeurs elle a retrouvé un souffle nouveau.  Ce récit réinventé de la mémoire collective figure désormais dans tous les manuels scolaires, musées et ouvrages d’histoire officielle chinoise. Les sites rouges constituent ainsi une sorte de preuve visuelle et matérielle qui soutient cette nouvelle interprétation de l’histoire.

Le développement du tourisme rouge en Chine

L’expression « tourisme rouge » (hongsi luyou红色旅游) apparaît dans le vocabulaire chinois seulement en 2004. Il est utilisé pour la première fois dans le document intitulé le Plan de développement national 2004-2010 du tourisme rouge, qui fut publié par le Bureau central du PCC.  L’objectif officiel de la promotion du tourisme rouge est, selon ce document, de rappeler au peuple chinois, en particulier aux jeunes générations, quelles étaient les grandes lignes de la lutte du Parti communiste chinois (PCC) contre le capitalisme, le féodalisme et l’impérialisme, et quels sacrifices cette lutte a exigé des leaders communistes de l’époque (Jaures, 2012 : 89).   Ainsi, en faisant du tourisme rouge, on visite les lieux primordiaux liés avant tout à Mao Zedong et à son parcours révolutionnaire ainsi qu’à la lutte du PCC pour le pouvoir en Chine. On peut ainsi visiter le village natal du Grand Timonier (Hunan), l’endroit où le PPC fut fondé en 1921 (Shanghai) ; la base rouge à Yan’an (Shanxi), la ville où les communistes ont vécu pendant la guerre avec le Japon et d’où ils ont commencé la reconquête de la Chine en 1946. À cet objectif politique s’ajoute également une considération économique : la rénovation d’une centaine de hauts lieux révolutionnaires et la promotion du tourisme interne dans les zones périphériques. La plupart de ces sites se trouvent dans les régions souvent isolées et pauvres, leur rénovation permettrait d’augmenter les revenus de ses habitants.

Afin de promouvoir les sites de tourisme rouge, le gouvernement chinois a créé des agences de circuits touristiques spécifiques. À l’occasion de grandes célébrations nationales, comme par exemple le 60e anniversaire de la fondation de la RPC en 2009, il a distribué gratuitement des « coupons de voyage » à destination de ces lieux rouges pour réduire sensiblement le coût du voyage. Au début, le tourisme rouge avait un goût un peu amer, car ce type de tourisme concernait davantage ceux qui n’avaient pas de moyens financiers pour choisir une autre destination.

Le plan de développement du tourisme rouge a été reconduit pour 5 ans, en mai 2011. Aux 100 sites déjà existants 130 autres sont venus s’ajouter. À l’horizon 2015, le nombre de déplacements annuels pour le tourisme rouge devrait dépasser 800 millions, avec une progression annuelle de 15 % (Jaurès, 2012 : 90-91). Cet objectif a été atteint et le tourisme rouge représente aujourd’hui un quart du total des déplacements touristiques à l’intérieur de la Chine. Ce regain de succès est le fruit d’efforts engagés par les autorités tant sur le plan économique que politique. D’une part, le ministère du tourisme a élargi et diversifié le programme d’activités proposées sur les lieux de mémoire rouge. Ainsi, certains sites proposent à des touristes d’assister aux reconstitutions historiques interprétées par des acteurs, d’autres donnent aux voyageurs la possibilité de participer à des batailles presque « authentiques » avec des simulacres d’armes et de chars d’assaut. Pour attirer un public plus jeune, on a construit de « parcs à thème » dignes de Disneyland dans ces hauts lieux de lutte révolutionnaire. L’accent est mis sur l’expérience personnelle des touristes qui leur permet de participer à des événements du passé révolutionnaire glorieux, en construisant ainsi le lien entre l’individu et la mémoire collective. Les touristes peuvent aussi revivre ce qu’a subi l’Armée populaire de libération (APL) lors de ses campagnes militaires en passant une nuit dans une grotte ou en revêtant des habits de soldats. Par ailleurs, la visite des sites rouges fut incluse dans les programmes scolaires. Beaucoup d’écoliers et d’étudiants chinois ont effectué plusieurs « excursions rouges » dans les lieux qui sont, selon le président de la RPC, Xi Jinping, « une classe vivante pour étudier la tradition et apprendre de nouvelles choses » et qui « contiennent une riche sagesse politique et des aliments moraux » (Lam, 2012 : 8).  Ainsi, la récupération de l’héritage maoïste par Deng Xiaoping et ses successeurs a entraîné non seulement la mise en valeur des sites révolutionnaires authentiques mais aussi la création d’un grand nombre de lieux de mémoire rouges nouveaux qui jouent désormais une place centrale dans la création de la nouvelle mémoire collective liée au passé maoïste et dans l’éducation patriotique de la jeunesse chinoise.

Cet intérêt des touristes chinois pour les sites rouges semble désormais dépasser les frontières chinoises. La maison natale de Marx, dans la ville allemande de Trèves, accueille 400 000 touristes chinois tous les ans (Hu, 2015).  En Russie, les Chinois sont non seulement les seuls visiteurs d’innombrables sites rouges à Moscou et en province, mais aussi les investisseurs principaux qui restaurent ces lieux et qui les maintiennent en vie. En octobre 2015, l’Agence fédérale russe de tourisme a mis en place cinq nouveaux itinéraires afin de permettre aux touristes chinois à suivre le parcours révolutionnaire de Vladimir Lénine en visitant les lieux qui qui ont marqué sa vie, tels que Oulianovsk, la ville natale de Lénine sur la Volga ou Kazan, capitale du Tatarstan où Lénine a fait ses études (Sputnik News, 2015).

Depuis les années 2000 le développement du tourisme rouge fut aussi marqué par la marchandisation progressive de Mao et son image.  Les boutiques des sites rouges proposent une vaste collection d’objets avec son portrait (affiches, tissus imprimés, tee-shirts, briquets, montres et porte-bonheurs), ainsi que des bustes et des statues à son effigie de tailles différentes, en plastique comme en or massif, pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Mao et le passé révolutionnaire qu’il incarne sont devenus aujourd’hui un véritable objet de consommation, une sorte de marchandise culturelle, une marque qui fait vivre les communautés locales grâce aux recettes touristiques et aux nombreux emplois engendrés par ce nouveau type de tourisme en expansion. Pour ces communautés, Mao assume donc un rôle beaucoup plus prosaïque, celui d’attirer et de faire vendre.

Conclusion

Le développement du tourisme rouge en Chine s’inscrit de manière organique dans la tentative du gouvernement chinois actuel de réinventer le passé maoïste, de redorer le blason du PCC quelque peu terni par les scandales de corruption et d’abus de pouvoir des dernières décennies. Ainsi, ce passé est constamment mobilisé, taillé et maquillé.  Les sites du patrimoine rouge forment collectivement un récit de l’histoire de la Chine et du PCC au 20e siècle auquel a été retiré tout événement sombre, ou sujet « sensible ». Ce nouveau récit n’a plus de contenu politique mais il conserve toujours une description romantique du passé révolutionnaire et par l’extension, de l’ère maoïste, et de ses réalisations dans laquelle les hauts-faits du PCC sont mêlés à des histoires d’héroïsme, de sacrifice et de nobles aspirations. Le développement du tourisme rouge en Chine semble être à la fois la conséquence et l’outil de l’instrumentalisation de l’histoire en vue de légitimer le PCC et de récupérer l’héritage maoïste pour assurer la continuité du régime en place.

Références bibliographiques

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Leeses, D. (2012), A Place Where Great Men Rest? The Chairman Mao Memorial Hall, in Matten M.A. (dir.), Places of Memory in Modern china : History, Politics, and Identity, Leiden, Brill, p. 91-132.

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Xinhua News (2013), Post-Mao China continues seeking revival, [En ligne] http://news.xinhuanet.com/english/china/2013-12/27/c_132999212.htm (Page consultée le 3 février 2016).