La politique hydroélectrique unilatérale du Laos marque-t-elle la fin de la Commission du Mékong et des ambitions de coopération régionale?

Éric Mottet1

1Professeur, département de géographie, Université du Québec à Montréal (UQAM); Codirecteur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG). ericmottet@gmail.com

Vol 3 n 1, 2017


À propos de l’auteur

Éric Mottet est professeur au département de géographie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses recherches portent notamment sur la géopolitique de l’Asie du SudEst et de l’Est, plus particulièrement sur les ressources naturelles, énergétiques et stratégiques. À ce titre, il est chercheur associé au Groupe d’études et de recherche sur l’Asie contemporaine (GÉRAC) de l’Institut des Hautes études internationales (HEI) et à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).Éric est également codirecteur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG).


Résumé : Le gouvernement laotien a entamé en 2012 la mise en valeur énergétique du cours principal inférieur du Mékong. Deux barrages sont en cours de construction et sept sont à l’étude. Ces projets unilatéraux enveniment les relations entre le Laos et ses voisins et suscitent l’inquiétude de l’opinion publique internationale. En cause, l’impact potentiel de ces barrages sur les équilibres écologiques du fleuve et sur la sécurité alimentaire de millions de personnes en amont et en aval. En outre, ce texte démontre que la Commission du Mékong n’a pas la capacité politique et juridique d’imposer au Laos des mesures coercitives et d’avoir un poids dans le jeu diplomatique régional.

Summary: The Lao government started in 2012 the energy development of the lower Mekong main course. Two dams are being constructed and seven under study. Those one-way projects poison relationship between Laos and its neighbours and cause concern in international public opinion. At stake, the potential impact of those dams on the environmental balance of the river and on the food security of millions of people upstream and downstream. Furthermore, this text demonstrates that the Mekong River Commission does not have the legal and jurisdictional capacity to impose coercive measures on Laos and a true political input in the regional diplomatic game.

Mots-clés : Mékong, Commission du Mékong, barrage, Laos, Xayabouri, Don Sahong

Keywords: Mekong, Mekong River Commission, Dam, Laos, Xayabouri, Don Sahong


Long de 4 900 km (12e fleuve du monde), dont 2 130 km situés en Chine, un bassin versant de 800 000 km2 réparti sur six pays (Chine, Birmanie, Laos, Thaïlande, Cambodge et Vietnam), pour un débit moyen de 15 000 m3/s (8e), le Mékong contribue au développement de la Chine du Sud (province du Yunnan) ainsi que d’une partie de la péninsule Sud-Est asiatique.

Au Laos, dans une optique de développement et d’intégration régionale, le cours inférieur du Mékong (et ses affluents) apparait aux yeux des décideurs laotiens et étrangers comme un potentiel sous-exploité. En conséquence, la politique d’édification des barrages hydroélectriques s’accélère à partir des années 1990,  malgré, d’une part, le gel temporaire des nouveaux projets de centrales hydroélectriques au moment de la crise financière asiatique de 1997 et d’autre part, les nouvelles exigences de protection de l’environnement imposées par les ONG internationales et les Institutions de financement internationales  (Vorapheth, 2007). Les investissements privés sont les principaux moteurs de la construction des barrages hydroélectriques qui voient dans l’exploitation des ressources hydriques la meilleure stratégie de développement du Laos (Pholsena et Banomyong, 2004; Imhof et al., 2008). Afin d’exporter l’électricité produite en direction des marchés en expansion de la Thaïlande, du Vietnam et, dans une moindre mesure, du Cambodge, de la Malaisie et de Singapour, le Laos profite de sa position stratégique au cœur de la péninsule indochinoise et de l’expansion de son réseau de lignes électriques transnational pour répondre aux besoins énergétiques sans cesse croissants de la région (Mottet et Lasserre, 2015).

La Commission du Mékong : à la recherche d’une légitimité politique et d’un cadre juridique clair

Ancien Comité du Mékong, crée en 1957 sous l’égide des Nations unies, dont la vocation était de diriger des études techniques de mise en valeur du bassin du fleuve (Affeltrenger, 2008), le Mekong River Commission (MRC) existe sous sa forme actuelle depuis le traité fondateur de 1995. Formé par les pays du bassin inférieur, c’est-à-dire le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam (la Chine et la Birmanie ayant choisi de rester observateurs), le MRC travaille à améliorer la connaissance du fleuve (données et publications), à une planification intra régionale durable et à une coopération efficace entre ses quatre membres (AFD, 2015).

Les décisions relatives au MRC sont validées et entérinées par ses membres au sein du Conseil (Council) et du Comité inter-États (Joint Committee) de la Commission. Le fonctionnement opérationnel est assuré par un Secrétariat exécutif (MRC Secretariat) bicéphale basé à la fois à Vientiane (Laos) et à Phnom Penh (Cambodge). Le pouvoir décisionnaire du MRC, financé à 90 % par l’aide internationale[1], appartient aux quatre pays membres, mais traduit une influence importante des bailleurs de fonds internationaux sur les décisions stratégiques prises au sein de la Commission (AFD, 2015).

Or, et malgré sa légitimité institutionnelle, le MRC peine à développer un cadre juridique contraignant pour ses membres. Par exemple, si un des quatre pays prévoit l’édification d’un aménagement de type barrage hydroélectrique sur le cours inférieur du fleuve, des procédures (dites Notification[2], Consultation préalable[3] et Accord[4], ou PNPCA[5]) sont prévues pour mettre en place un consensus sur l’issue à donner au projet (AFD, 2015). En d’autres termes, le MRC n’a pas le pouvoir de contraindre un pays à abandonner un projet de barrage sur le cours inférieur malgré le désaccord des autres membres. Ainsi, la première procédure lancée en 2010-2011 concernant le barrage laotien de Xayabouri n’a pas abouti à un accord entre les membres. Si Vientiane a concédé des modifications de conception (sans que les nouveaux plans aient été rendus publics) sur son ouvrage hydroélectrique, les travaux ont débuté en novembre 2012, de façon unilatérale, accélérant du même coup le modèle de développement du secteur hydroélectrique adopté par le Laos, au détriment des pays en aval, du moins en apparence, comme on le verra.

 Laos : une politique hydroélectrique ambitieuse et unilatérale

L’hydroélectricité est une source d’énergie abondante au Laos. Le Mékong traverse le pays du Nord au Sud sur près de 1 898 km et est alimenté par de nombreux affluents dévalant des hauts plateaux et des montagnes, régions qui reçoivent d’abondantes précipitations annuelles situées entre 1 260 millimètres au Nord et 2 200 millimètres au Sud (GoL, 2010; Sadettanh 2004).

Électricité du Laos (EdL) estime à 26 000 MW[6] le potentiel hydroélectrique, incluant le Mékong. Sur ce volume, uniquement 23 000 MW seraient techniquement exploitables, dont 21 000 MW exclusivement dans le bassin versant du Mékong (EdL, 2013; Li, 2012). Ce potentiel techniquement exploitable appartient au Laos pour 15 000 MW alors que les 8 000 MW restants correspondent aux eaux du Mékong que le Laos partage avec les pays riverains (World Bank, 2011). Bien que les chiffres relatifs au potentiel hydroélectrique du Laos varient énormément (du simple au double : de 13 000 MW à 26 000 MW), le pays possède cependant un grand potentiel, bien qu’inférieur à ceux de la province chinoise du Yunnan (90 000 MW) et de la Birmanie (100 000 MW), d’énergie hydroélectrique (Bakker 1999; ADB 2008; Affeltranger, 2008).

Au Laos, la production d’électricité à partir de centrales hydroélectriques est une politique énergétique datant du début des années 1970. En 1975, à la création de la République démocratique populaire lao (ou Laos), le pays ne compte que 46 MW de puissance installée, essentiellement fournis par le barrage de Nam Ngum 1 (40 MW), projet financé par différents donateurs, dont les États-Unis, la Thaïlande et le Japon font partie (Souksavath et Maekawa 2013). Néanmoins, malgré la fin de la guerre du Vietnam (1975), la poursuite de la Guerre froide (jusqu’en 1991) et les conflits cambodgiens (1975–1999) font de la péninsule indochinoise une région peu propice aux grands projets hydroélectriques. À la géopolitique régionale tendue, voire conflictuelle s’ajoute un contexte de critiques internationales très défavorables aux grands barrages hydroélectriques, décriés pour leurs impacts sociaux et environnementaux négatifs, relevés par de nombreux auteurs (World Commission on Dams, 2000; McCully, 2001; Scudder, 2006; Blanc et Bonin, 2008). En conséquence, la politique de construction de barrages perd de sa popularité auprès des investisseurs étrangers potentiels et des bailleurs de fonds internationaux. Il faut attendre les années 1990 pour que les projets reprennent, les décideurs locaux et internationaux voulant exploiter la croissance des pays limitrophes du Mékong ayant retrouvé un certain dynamisme avec l’adoption de l’économie socialiste de marché (Pholsena et Banomyong, 2004).

Aujourd’hui, l’État laotien a pour ambition de devenir le premier pays producteur d’électricité de la région du Bas-Mékong, et, à cette fin, déroule une liste de 25 installations hydroélectriques opérationnelles (6 093  MW), ce qui représente 26,5 % du potentiel techniquement exploitable, 10 en cours de construction (3 447 MW), dont deux sur le cours principal inférieur du Mékong (Xayabouri et Don Sahong), 62 en phase de planification ou en étude de faisabilité (12 398 MW), soit au total 87 projets pour près de 22 000 MW[7].

Au-delà des déclarations enthousiastes des différents acteurs, y compris certains bailleurs internationaux (Banque mondiale, notamment), les bénéfices de l’exploitation des ressources hydroélectriques du Laos sont largement captés par Vientiane. Les conflits d’usage locaux sont une réalité accentuée par les déplacements des populations rurales inhérents à tout projet hydroélectrique. Les controverses sociales et environnementales pesant sur l’avenir des projets, particulièrement ceux situés sur le cours principal inférieur du Mékong (Hirsh, 2010), sont de plus en plus vives au sein de la population, des ONG locales et internationales, mais également au sein des gouvernements du Bas-Mékong (Birmanie, Cambodge, Laos, Thaïlande et Vietnam). Alors que le contexte géopolitique intérieur et régional tend à suggérer la mise en place d’un moratoire sur les projets, cela ne semble pas être une option envisagée par Vientiane. Dès lors, comment expliquer que le gouvernement laotien aille de l’avant dans des projets hydrauliques sur le cours principal inférieur du fleuve Mékong ?

Les aménagements hydroélectriques sur le cours principal du Mékong, sujet de controverse

Le Laos n’est pas le seul pays à avoir des projets de barrages sur le cours principal du Mékong (voir Figure 1). En effet, d’une part la Chine a déjà édifié six barrages-réservoirs sur le cours supérieur (15 600 MW), alors que quatre sont en construction (5 190 MW) et quatre sont en préparation et/ou planifiés (5 500 MW). Ces projets sont menés en toute opacité par Beijing, qui ne rend aucun compte sur la conception des ouvrages, les débits de turbinages ou les capacités de rétention des réservoirs (AFD, 2015). D’autre part, le Cambodge prévoit également, à moyenne échéance, l’édification de deux barrages (Stung Treng et Sambor – 3 600 MW) sur le cours principal inférieur pour alimenter en électricité le Vietnam, dont la demande explose en lien avec son développement économique, et ainsi bénéficier, tout comme le Laos, de la rente hydroélectrique.

Au Laos, pas moins de neuf barrages en cascade sont prévus pour une puissance totale installée d’environ 10 000 MW (voir Tableau 1), Vientiane ayant déjà lancé la construction de deux barrages, soit Xayabouri (1 260 MW) et Don Sahong (240 MW). Ces derniers ont été soumis au processus de Consultation préalable du MRC dans le cadre des procédures PNPCA. Néanmoins, dans les deux cas, les discussions autour de la conception des ouvrages n’ont pas abouti à un consensus.

FIGURE 1. Les barrages sur le cours principal du Mékong

Source: http://www.globalwaterforum.org/2012/04/30/laos-xayaburi-dam-project-transboundary-game-changer/

Tableau 1 : Les barrages en constructions et en projets sur le cours principal inférieur du Mékong

Projet Pays Développeur Destination principale

de l’énergie

Puissance installée

(MW)

Xayabouri Laos CH Karnchang Public Company Limited (Thaïlande) Thaïlande 1 260
Don Sahong Laos Mega First Corporation Berhad (Malaisie) Thaïlande

Cambodge

240
Pak Beng Laos Datang (Chine) Thaïlande 1 230
Luang Prabang Laos Petrovietnam Power (Vietnam) Vietnam 1 410
Pak Lay Laos CIEC et SiniHydro (Chine) Thaïlande 1 320
Sanakham Laos Datang (Chine) Thaïlande 700
Lat Sua Laos Charoen Energy and Water Asia (Thaïlande) Thaïlande 686
Pakchom Laos/Thaï n.d. Thaïlande 1 079
Ban Koun Laos/Thaï n.d. Thaïlande 1 872
Strung Treng Cambodge Song Da (Vietnam) n.d. 980
Sambor Cambodge China Southern Power Grid (Chine) Vietnam 2 600

Source : AFD, 2015

Pour le barrage de Xayabouri (3,8 milliards $ US), premier barrage à passer par le processus de la Consultation préalable (2010-2011), la prise en compte des impacts négatifs (ressources halieutiques, sédimentation, modification du débit, etc.) a été jugée insuffisante par le Cambodge et le Vietnam[8]. Fin 2012, et malgré l’absence d’accord pourtant nécessaire dans le cadre des procédures PNPCA, le Laos a considéré qu’il pouvait tout de même reprendre la construction du barrage suspendue depuis 18 mois (mai 2011)[9]. En effet, l’étude d’impact[10]  réalisée par la multinationale de conseil et d’ingénierie Poyry (Finlande) a été très critiquée, obligeant le gouvernement laotien à confier une révision de cette dernière – semble-t-il entièrement depuis la France, sans visite de terrain – à la Compagnie Nationale du Rhône (CNR)[11] et son bureau spécialisé en ingénierie hydroélectrique et fluviale (CNR Ingénierie). La CNR ayant évalué et validé les conclusions de Poyry, non sans adresser des recommandations relatives à l’hydrologie, au transport de sédiments et à la navigation, la construction de Xayabouri a repris (discrètement) en novembre 2012, après que le Cambodge et le Vietnam aient donné leur accord, les négociations étant facilitées par le partage de la rente hydroélectrique (et sa production) plutôt que son abandon (AFD, 2015). Quant à la Thaïlande, qui finance le barrage de Xayabouri (CH Karnchang Public Company Limited) et qui rachète l’électricité laotienne à travers des accords bilatéraux (Electricity Generating Authority of Thailand ou EGAT), elle se positionne comme le client principal de la politique hydroélectrique du Laos. La Xayaburi Power Company Limited (XPCL), la société gestionnaire, annonce que le barrage entrera en activité en 2019 alors que les modifications apportées aux plans de conception du barrage après la Consultation préalable (et par la CNR) n’ont toujours pas été rendues publiques par le gouvernement laotien et le MRC.

Le barrage de Don Sahong (province de Champassak), tout près de la frontière lao-cambodgienne (2 kilomètres), est plus modeste (260 MW) et ne se situe pas en totalité sur le cours inférieur principal du Mékong, mais sur l’un des bras du fleuve : le site de Siphandone (ou 4 000 îles). Là encore, les études d’impact environnemental sont fortement remises en cause par le Cambodge (qui a envoyé une lettre au Laos pour demander l’abandon de la construction commencée en 2013) et une coalition d’ONG locales et internationales (notamment Cambodian Rural Development Team, Forum on Cambodia, the Northeastern Rural Development, Thailand’s Community Resource Centre, Earth Rights International, Rainforest Rescue, International Rivers, WWF)[12]. Développé et construit par deux firmes chinoises (Power China et SinoHydro)[13] pour un coût de 720 millions $ US (entrée en service en 2019), le projet de barrage se situe sur l’un des canaux les plus propices à la migration des ressources halieutiques et à un kilomètre de l’habitat favori des dauphins de l’Irrawaddy, une espèce de mammifère d’eau douce très menacée (85 individus) vivant à cheval sur la frontière lao-cambodgienne. Ayant une lecture partielle des procédures PNPCA, Vientiane considère dès le début que le projet que Don Sahong, qui occupe un bras du Mékong et non la totalité du lit du fleuve, n’a pas à être soumis à un processus de Consultation préalable, mais uniquement à une procédure de Notification. Toutefois, les fortes tensions autour du barrage de Xayabouri et les nombreuses contestations (États voisins, ONG, médias) ont contraint Vientiane, dans une tentative d’apaisement lors de la réunion du Conseil du MRC en juin 2014, d’accepter de soumettre le projet de Don Sahong à une Consultation préalable, ce qui a permis de repousser de plusieurs mois le début des travaux. Toutefois, Vientiane ayant bien compris qu’obtenir un consensus est illusoire (et pas forcément nécessaire) d’autant que la Consultation préalable n’a pas permis de répondre aux préoccupations des pays en aval, a lancé unilatéralement l’édification du barrage temporaire en octobre 2015[14]. Contre toute attente, le premier ministre cambodgien Hun Sen a annoncé en novembre 2016 que le Cambodge soutenait désormais la construction du barrage Don Sahong. Il faut dire que le Laos exporte de l’électricité au Cambodge dans des zones non connectées au réseau national d’Électricité du Cambodge (EdC), en piteux état après 20 ans de conflits armés. Très modestes, les exportations d’électricité laotienne (à des tarifs très compétitifs) en direction du Cambodge devraient augmenter à partir de 2019, une fois le barrage de Don Sahong achevé.

Vers une coopération ou une défense des intérêts nationaux?

Le MRC est confronté à un moment important de son développement. Le cas des barrages laotiens de Xayabouri et de Don Sahong, les premiers du bassin inférieur sur le Mékong, montre néanmoins avec acuité les difficultés rencontrées par le MRC dans la mise en place d’un dialogue régional sur les questions hydroélectriques. En effet, selon la PNPCA, les quatre pays membres conviennent de notifier les pays voisins et d’écouter leur avis au moment de proposer un projet pour le cours principal du Mékong, y compris pour les projets situés sur des affluents transfrontaliers. Cependant, l’accord ne permet pas d’empêcher la construction d’un barrage si un pays insiste[15] (cela serait perçu par le pays concerné comme de l’ingérence). Ainsi, malgré le désaccord du Cambodge et du Vietnam[16], soit deux membres sur quatre, et sans l’aval du MRC, le Laos décide unilatéralement d’entamer les travaux de construction des deux barrages (2012 et 2015), suscitant des critiques et des manifestations de désapprobation. Mis à l’épreuve, le MRC annonce désormais, avec l’accord des quatre pays concernés, que la construction de tout barrage sur le cours inférieur du Mékong sera placée sous son contrôle. Cette décision présente le double avantage, d’une part, de légitimer le MRC dans son rôle d’acteur incontournable dans la gestion du bassin du fleuve Mékong et, d’autre part, de sauver la coopération transfrontalière encore fragile dans la péninsule indochinoise.

Cela dit, les observateurs ne sont pas dupes : avec la construction des barrages laotiens, le MRC (et son mécanisme de consultation interétatique), joue en partie sa légitimité dans la façon dont il parviendra à négocier cette crise de coopération régionale. Aujourd’hui, la question hydroélectrique crispe les relations entre membres du MRC, mais il faut dire que la géopolitique régionale n’est pas simple et que la coopération est difficile en partie en raison du poids de l’histoire et des trajectoires politiques des pays concernés. Le Laos et le Vietnam sont dirigés par un Parti unique soumis à des luttes internes, alors que la Thaïlande est en proie à une instabilité politique qui pose dorénavant avec acuité la question de la continuité de l’institution monarchique (mort du roi Bhumibol Adulyadej le 13 octobre 2016), et que le Cambodge, sous une apparence démocratique, reste gouverné par un régime autoritaire.

Dans ce contexte régional, il n’est pas surprenant de voir le Laos jouer son propre jeu. D’une part, la politique du Laos, petit État enclavé, consiste à maintenir un équilibre entre les puissances voisines. L’idée est de défendre ses intérêts en mettant en concurrences les investisseurs potentiels (étatiques et/ou privées) que sont la Chine, la Thaïlande ou le Vietnam. D’autre part, en favorisant les investissements massifs dans le secteur hydroélectrique, le Laos table à terme sur l’accroissement des exportations et des redevances, mais aussi sur le raffermissement de son rôle de fournisseur régional incontournable à travers des accords bilatéraux et le projet d’interconnexion des réseaux électriques entre les pays de l’ASEAN, programme grâce auquel la Malaisie et Singapour devraient dans les prochains mois devenir clients de l’électricité laotienne.

Concernant le Cambodge, la mise en sourdine progressive des contestations sur les projets de barrages laotiens s’explique par le fait que Phnom Penh espère également à moyen et long terme tirer des revenus de la vente d’électricité aux pays voisins avec la construction de ses deux barrages sur le cours inférieur du Mékong.

Quant à la Thaïlande, qui, d’une part, a édifié un grand nombre de structures hydrauliques sur ses cours d’eau, et qui, d’autre part, fait face à une opposition des populations à tout nouveau projet de barrage, elle se positionne comme un client potentiel important (ADB, 2008). En effet, la Thaïlande a l’intention d’acheter progressivement plusieurs milliers de mégawatts à un groupe de pays composé du Laos (7 000 MW/an), de la Birmanie (8 200 MW/an), de la Chine (3 000 MW/an), du Cambodge et de la Malaisie (EGAT, 2009; EGAT, 2012). Au-delà de l’achat d’électricité à des conditions très intéressantes, les Thaïlandais sont également présents dans les projets hydroélectriques laotiens en tant qu’investisseurs. En contrepartie d’une concession pour l’exploitation d’un barrage, les partenaires thaïlandais investissent dans la construction et la gestion des ouvrages hydroélectriques, s’assurant ainsi, d’une part, le respect par le Laos des ententes bilatérales EGAT, et, d’autre part, le rapatriement des bénéfices issus de l’exploitation.

Du côté du Vietnam, afin de répondre à la demande, Hanoi recourt à l’importation d’énergie hydraulique en provenance de la Chine (4 000 MW/an), et d’ici 2020, du Cambodge et du Laos (Li, 2012). Dans le cas du Laos, Vientiane et Hanoi ont signé un protocole d’entente pour exporter 5 000 MW/an à l’horizon 2020. Au même titre que la Thaïlande, le Vietnam investit au Laos dans l’édification de barrages. Principalement situés dans des zones frontalières et financés intégralement par des intérêts vietnamiens, de nombreux barrages sont en construction ou en planification avancée (Mottet et Lasserre, 2014).

Conclusion

On l’aura compris, la politique hydroélectrique unilatérale du Laos ne l’est qu’en apparence. En effet, les pays membres du MRC ont une attitude très ambigüe : d’un côté, ils utilisent le MRC quand ils constatent qu’un projet laotien contrecarre les leurs (Cambodge), et de l’autre, ils sont les clients et les investisseurs de l’hydroélectricité laotienne (Thaïlande, Vietnam…mais aussi la Chine). Le Laos exploite judicieusement ces contradictions, tout en tentant d’équilibrer les influences en jouant avec subtilité de leur concurrence. Vientiane aurait même obtenu l’accord des pays membres pour le projet de Xayabouri via des contreparties dont le contenu n’a pas été rendu public. En somme, ces « accords secrets » ont sauvé le partage de la rente hydroélectrique régional, mais pas réellement la légitimité politique et juridique du MRC et encore moins son processus de discussion et de coopération autour des questions des aménagements hydroélectriques sur le cours principal inférieur du Mékong.


 Références bibliographiques

Asian Development Bank (ADB). 2008. Energy Sector in the Greater Mekong Subregion. Manila: Asian Development Bank.

Agence Française de Développement (AFD). 2015. La Commission du Mékong face à un tournant. Quelle place pour l’aide française? Paris: Agence Française de Développement.

Affeltranger, B. 2008. « Le contrôle de la vérité : (Géo)politique de l’hydrologique. Le cas du bassin du Mékong, Asie du Sud-Est. » Thèse non publiée (Ph.D), Université Laval.

Bakker, K. 1999. The politics of hydropower: developing the Mekong. Political Geography, 18 (2), 209–232.

Blanc. N. et Bonin, S., dir. 2008. Grands barrages et habitants. Les risques sociaux du développement. Paris : Maison des Sciences de l’Homme.

Électricité du Laos (EdL), 2013 [en ligne]. http://www.E.d.L..com.la/index.php?lang=en [Consulté le 31 janvier 2017].

Electricity Generating Authority of Thailand (EGAT). 2009. Thailand Power Development Plan 2008-2021. System Planning Division, Electricity Generating Authority of Thailand, 98 p.

Electricity Generating Authority of Thailand (EGAT). 2012. The Lao’s Power Generation from the Thai Perspective. The 2nd East Asia Summit Energy Efficiency Conference, Phnom Penh, Cambodia, 31 July 2012.

Government of Lao PDR (GoL). 2010. Lao PDR Statistical Yearbook 2009. Lao Department of Statistics, Ministry of Planning and Investment, 109 p.

Hirsh, P., 2010. “The Changing Political Dynamics of Dam Building on the Mekong.” Water Alternatives 3 (2): 312–323.

Imhof, A., Lawrence, S. et Middleton, C., 2008. “Hydropower Development in Laos: An Overview.” In The Impacts of Rapid Dam Development in Laos, edited by Power Surge. Berkeley: International Rivers, 13–17.

Li, X., 2012. “Hydropower in the Mekong River Basin: A Balancing Test.” Environmental Claims Journal 24 (1): 51–69.

McCully, P., 2001. Silenced Rivers: The Ecology and Politics of Large Dams. London: Zed Books.

Mottet, É., et Lasserre, F. 2014. « Géopolitique des aménagements hydroélectriques des affluents du Mékong en RDP Lao : développement et intégration régionale », Canadian Journal of Development Studies / Revue canadienne d’études du développement, 25, (4): 522-538.

Mottet, É., et Lasserre, F. 2015. « Géopolitique des ressources naturelles et énergétiques au Viêt Nam : un ancrage économiquement viable ? », Hérodote, 157, (2): 141-160.

Pholsena, V., et Banomyong, R. 2004. Le Laos au XXIe siècle. Les Défis de l’intégration régionale. Bangkok: IRASEC.

Sadettanh, K. 2004. “Renewable Energy Resources Potential in Lao PDR.” Energy Sources 26: 9–18.

Scudder, T. 2006. The Future of the Larges Dams: Dealing with Social Environmental, Institutional and Political Costs. London: Routledge.

Souksavath, B., and Maekawa, M. 2013. The livehood reconstruction of resettlers from the Nam Ngum 1 hydropower project in Laos. International Journal of Water Resources Development 29 (1): 59–70.

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World Commission on Dams. 2000. Dams and Development. A New Framework for a Decision-Making. London, UK : Earthscan Publications


Notes de bas de page

[1] Sur la période 2005-2015, d’après l’Agence danoise pour le développement international (Danida), les donateurs sont le Danemark (28 %), la Finlande (12 %), la Suède (11 %), l’Allemagne (11 %), l’Australie (7 %), la Belgique (7 %), Banque mondiale (6 %), Suisse (5 %), les Pays-Bas (5 %), le Japon (3 %), l’UE (3 %), la France (2 %) et les États-Unis (1 %).

[2] La Notification est requise pour les projets impliquant un usage de l’eau sur le Mékong ou ses affluents. Elle implique seulement de notifier l’aménagement proposé aux pays voisins en partageant les données qui y sont relatives (études de faisabilité, calendrier prévisionnel, etc.).

[3] La Consultation préalable, le niveau supérieur, est requise pour « les projets d’usage de l’eau du cours principal du Mékong en saison sèche ou de déviation des eaux du cours principal hors du bassin versant ». Le « pays notifiant » doit fournir toutes les données permettant aux autres membres du MRC une évaluation des impacts sur le bassin. Une durée de 6 mois est prévue pour ce processus. Contrairement à la Notification, la Consultation préalable  a pour but d’arriver à un accord au sein du Comité Joint du MRC sur le projet. Cependant, cet objectif n’a pas de valeur juridique ou contraignante.

[4] La procédure d’Accord s’applique pour un projet déviant les eaux du bassin du Mékong vers un autre bassin versant. Comme son nom l’indique, un accord est requis entre les 4 pays membres pour ce type de projet. Le cas ne s’est jamais encore posé.

[5] Procedures for Notification, Prior Consultation and Agreement process.

[6] Le mégawatt (MW), soit un million de watts, est une unité de puissance fréquemment utilisée pour la mesure du potentiel de production électrique, notamment d’un barrage hydroélectrique.

[7] Laos PDR, Department of Energy Business, en ligne : http://www.poweringprogress.org/new/power-projects/plan, consulté le 31 janvier 2017.

[8] « Vietnam Joins Cambodia on Xayaburi Opposition », Radio Free Asia, 6 juillet 2012.

[9] « Le Laos va commencer les travaux d’un barrage controversé sur le Mékong », Le Monde, 5 novembre 2012.

[10] La synthèse de l’étude est disponible en ligne, http://www.poyry.com/sites/default/files/imce/eng_xayaburi_hpp_09112012_final.pdf, consulté le 30 janvier 2017.

[11] La Compagnie nationale du Rhône (CNR) a été créée en 1933 pour gérer les installations hydroélectriques tout au long du cours du Rhône, ainsi que la navigabilité du fleuve. Elle est aujourd’hui le second producteur d’électricité en France après Électricité de France (EDF).

[12] Une pétition (The Mekong River means life : stop the Don Sahong Dam), ayant récolté près de 100 000 signatures, a été déposée à Washington D.C. auprès des ambassade du Cambodge, du Laos, de la Thaïlande et du Vietnam les 21 et 22 janvier 2015.

[13] Le barrage sera géré par la co-entreprise (joint-venture) Don Sahong Power Company Limited (DSPC). Domiciliée au Laos, cette entité appartient pour 20 % à Électricité du Laos (EdL), alors que les 80 % restant sont la propriété de la Mega First Corporation Berhad (Malaisie) à travers ses filiales Ground Roses (79 %) et Silver Acreage (1 %).

[14] « Laos starts construction on Don Sahong hydropower project », Vietnamnet, 26 octobre 2016 ; « Work powers ahead on Don Sahong dam », Vientiane Times, 6 janvier 2016.

[15] En 1995, Bangkok a systématiquement bloqué les négociations visant à conserver le droit de veto des pays membres, proposition soutenue par le Vietnam. Face au blocage, les deux parties sont arrivées à un accord transformant le droit de veto en « forte obligation d’information préalable ».

[16] Le Vietnam et le Cambodge craignent en particulier une baisse de leur stock de poissons et du transport sédimentaire. La Thaïlande ne s’oppose pas aux projets.