Retour sur le projet Énergie Est: les obstacles à sa réalisation et les dynamiques du conflit dans la province du Québec

Léa Gobin

1 Diplômée en Géographie puis en Master de Géopolitique à l’Institut Français de Géopolitique, Léa Gobin s’est intéressée aux questions énergétiques, des ressources et d’aménagement du territoire. En 2017, elle a réalisé son mémoire de recherche sur le projet Oléoduc Énergie Est, une infrastructure de transport énergétique interprovinciale proposée par l’entreprise TransCanada et contestée dans la province du Québec.

RG v5 n4, 2019


Résumé : Cet article est un retour sur Énergie Est, projet d’oléoduc le plus étendu en Amérique du Nord, abandonné par TC Energy en 2017. Le Canada, alors quatrième producteur de pétrole derrière les États-Unis, multiplie les projets d’infrastructures énergétiques comme des routes d’exportations vers de nouveaux marchés. L’étude des représentations des différents acteurs concernés témoigne du rapport de force faisant de cet oléoduc un aménagement rejeté dans la province du Québec.

Mots-clés : Sables bitumineux, oléoduc, Énergie Est, aménagement du territoire, Québec

Abstract: This article refers to the East Energy pipeline project, whose energy infrastructure would have been the widest in North America. The project was eventually aborted by TC Energy in 2017. Canada, fourth oil producer behind the USA by then, multiplies the energy infrastructure projects, using them as new exportation ways to new markets. The analysis of different representations of the actors involved in the Energy East project helps realize the significance of the balance of power that made this project be so controversial in the province of Quebec.

 Key words: Oil sands, pipeline, Energy East, land use planning, Quebec


Le 27 septembre 2019, entre 300 000 et un demi-million de personnes se mobilisent, aux côtés de Greta Thunberg, à la marche mondiale pour le climat à Montréal[1]. Cet événement encouragé par la population québécoise témoigne d’une prise de conscience environnementale dans une société canadienne divisée sur la question du développement de son territoire. Le gouvernement fédéral et le gouvernement de l’Alberta, orientés par l’objectif controversé de désenclavement des ressources en hydrocarbures de cette province, multiplient les projets d’oléoducs. La croissance de la production pétrolière canadienne, assurée par l’exploitation des sables bitumineux, dépend des capacités d’exportation vers de nouveaux marchés. En 2013, l’entreprise d’infrastructures énergétiques TransCanada présentait son projet Énergie Est au grand public. Cet oléoduc était le plus important projet d’infrastructure énergétique en Amérique du Nord. Abandonné en octobre 2017, il devait traverser six provinces dont celle du Québec et répondre au besoin de capacité de transport énergétique du Canada en acheminant le pétrole de l’Ouest vers les marchés de l’Asie et de l’Europe. Cet article tend à expliquer la naissance de ce projet dans son contexte politico-énergétique, les tensions autour de son intérêt public et de sa délimitation physique, frein à sa réalisation. Une question se pose : comment expliquer l’opposition massive que l’oléoduc Énergie Est suscite dans la province du Québec ? C’est incontestablement un sujet de géopolitique locale. L’oléoduc est un aménagement qui traverse des zones géographiques occupées par des communautés à l’échelle locale. De fait, il implique divers acteurs aux représentations et aux usages du territoire fréquemment en opposition. Les infrastructures de transport de l’énergie (oléoducs, gazoducs, liaisons de hautes tensions, terminaux) représentent un nouvel objet de conflit ; l’étude à plusieurs niveaux d’analyses témoigne de la nature des rivalités rencontrées, de l’implantation de l’infrastructure à la contestation d’un modèle de développement économique. Dans une première partie, nous analyserons les objectifs de la société albertaine TransCanada et les enjeux que représente le transport de l’énergie pour le Canada. Dans un second temps, nous étudierons les impacts du projet Énergie Est dans la province du Québec, pour approfondir dans une troisième partie sur les dynamiques du conflit.

1. L’oléoduc Énergie Est : un projet d’infrastructure énergétique pancanadien

Figure 1.  Abandon du projet Énergie Est

1.1 Naissance du projet et objectifs de la société albertaine TransCanada

Le 1er août 2013 à Calgary, Russ Girling chef de la direction de TC Energy, présente au public l’Oléoduc Énergie Est. Le coût de ce projet est estimé à 15,7 milliards de dollars. TransCanada souhaitait construire et exploiter un réseau d’oléoducs de 4 460 km entre Hardisty en Alberta et Saint-Jean au Nouveau-Brunswick. L’objectif était de transporter du pétrole lourd provenant des sables bitumineux[2] de l’Ouest canadien vers deux raffineries de l’Est du Canada et d’atteindre le terminal maritime de Saint-Jean en vue d’une exportation vers les marchés étrangers. Ce projet comprenait la construction de trois nouveaux terminaux réservoirs pour stocker le pétrole en transit ; un nouveau port en eau profonde, Canaport à Saint-Jean, pour faciliter l’acheminement en navire-citerne ; et la création d’un terminal maritime dans la municipalité de Cacouna au Québec. L’oléoduc devait traverser six provinces du Canada et transporter près de 175 000 mètres cubes de pétrole brut par jour soit 1,1 million de barils par jour. Le projet Énergie Est réservait 80 % du pétrole transitant dans l’oléoduc à l’export[3]. Les marchés visés par cette exportation se situent en Europe et en Asie (Inde, Chine) et sur la côte Est des États-Unis.

La société albertaine TC Energy développe et exploite des infrastructures énergétiques telles que des gazoducs, des oléoducs, des installations de production d’électricité et des réservoirs de stockage de gaz. Son projet Énergie Est naît dans un contexte particulier. Suite à l’augmentation de la production du gaz de schiste dans le nord-est des États-Unis, l’exportation de gaz naturel provenant de l’ouest canadien a fortement chuté. TransCanada souhaitait convertir une partie de son réseau principal canadien servant au transport de gaz en un pipeline transportant du pétrole. Le déclin des hydrocarbures conventionnels s’est vu compenser par la production des hydrocarbures non-conventionnels comme les sables bitumineux et les schistes américains. En 2013, le prix du baril de pétrole est à 100 $ et pousse d’une manière croissante la production pétrolière albertaine[4]. Énergie Est est apparu comme le projet de la dernière chance pour le désenclavement des ressources de la province ; à l’ouest, TransCanada devait faire face à la concurrence et au blocage des projets pipeliniers tels que Northern Gateway d’Enbridge et Trans Mountain Pipeline de Kinder Morgan. Au sud, elle gérait l’interruption de l’un de ses projets les plus ambitieux, Keystone XL, après le véto par Barack Obama en février 2015.

1.2 Le gouvernement fédéral face à l’enjeu de l’exportation pétrolière

Le Canada dispose de la troisième réserve prouvée de pétrole mondiale derrière le Venezuela et l’Arabie Saoudite. La plus grande partie du pétrole est extraite des sables bitumineux en Alberta et au Saskatchewan. En 2018, le pays produit 5,2 millions de barils de pétrole et autres hydrocarbures par jour, ce qui le classe 4ème producteur mondial après les États-Unis, l’Arabie Saoudite et la Russie. La province de l’Alberta abrite à elle seule 97 % de la réserve de pétrole canadienne. L’économie albertaine réside dans l’exploitation des ressources gazières et pétrolières ; des entreprises canadiennes et des entreprises privées étrangères telles que Suncor, Canadian Oil Sands, Husky, Exxon Mobil, Total, Shell, BP, Imperial Oil viennent y investir.

En 2013, à l’annonce du projet Énergie Est, 56 % de la production canadienne de pétrole provient des sables bitumineux[5]. Aussi, la province de l’Alberta fait face à une chute des cours du pétrole : le développement des schistes pétroliers aux États-Unis a causé l’afflux de 2014 ; le marché mondial du pétrole s’est retrouvé bloqué par un surplus de stock. L’offre de pétrole dans les provinces enclavées de l’Ouest canadien dépasse la capacité de transport énergétique. Cette surproduction génère une multiplication des projets d’oléoducs. Le développement des infrastructures de transport occupe une place majeure dans la sécurité énergétique du Canada. Jusqu’à aujourd’hui, le Canada reste largement dépendant de ses exportations pétrolières vers les États-Unis. En 2018, 96 % des exportations sont destinées à l’économie américaine contre 2 % pour l’Europe[6]. Le gouvernement fédéral suit une logique de multiplication et de diversification des routes d’exportations en se tournant vers de nouveaux marchés, à l’exemple de la Chine qui accroît ses sources d’approvisionnements en pétrole brut. En novembre 2016, le premier ministre fédéral Justin Trudeau a approuvé de nouveaux projets d’oléoducs : Trans Mountain de Kinder Morgan, racheté par le gouvernement pour une somme de 4,5 milliards de dollars en juin 2019. Aussi, le projet de la canalisation 3 d’Enbridge et le projet Keystone XL, relancé par Donald Trump en janvier 2017 afin d’exporter du pétrole albertain vers les États-Unis.

Le Premier ministre n’a pas pris de position concernant l’oléoduc Énergie Est. Estimant qu’il agit en arbitre responsable, Justin Trudeau s’est appuyé sur le processus d’évaluation de l’Office Nationale de l’Énergie[7]. Il souhaite une plus grande consultation et participation du public ainsi qu’une évaluation des émissions de gaz à effet de serre pour les nouveaux projets d’infrastructures. En mai 2017, l’ONÉ a intégré ces nouvelles exigences dans l’examen du projet Énergie Est. Le délai d’évaluation a été prolongé et de nouveaux membres devaient assister les commissaires pour une consultation des populations[8]. En octobre 2017, TransCanada a annoncé l’abandon du projet Énergie Est.

Le défi est double pour Justin Trudeau : en continuant de soutenir le développement économique de l’industrie albertaine, il doit répondre à l’enjeu de l’action climatique placé au cœur de ses deux campagnes électorales. Élu pour un premier mandat en 2016, son gouvernement séduit par des engagements pro-environnement. Réélu avec un gouvernement minoritaire pour un second mandat le 21 octobre 2019, son parti libéral doit concilier de nouveau les grands dossiers énergétiques et environnementaux. Ce souhait semble rencontrer la difficulté d’un pays héritier de politiques conservatrices qui a longtemps fait le choix de l’exploitation pétrolière sans se questionner sur les effets à long terme. En perdant la majorité des sièges au Québec, le gouvernement libéral doit regagner la confiance de cette province, moteur des tensions politiques et sociales rencontrées par TransCanada.

2. Des enjeux de géopolitique locale dans la province du Québec

2.1 Des facteurs de tension : un contexte territorial et une identité particulière

Les projets d’aménagements peuvent susciter de fortes contestations lorsqu’ils traversent des territoires occupés. L’entreprise TransCanada s’est heurtée à une mobilisation marquée politiquement au Québec. L’emprise territoriale du tracé a été l’un des facteurs du rapport de force dans la province. Cette dernière devait être la seule à accueillir la construction d’une nouvelle canalisation. Partant de Rigaud, pour arriver à Dégelis, le tronçon principal long de 693 km aurait eu une forte empreinte sur le paysage. Le projet comportait la construction d’infrastructures énergétiques pour relier le tronçon principal aux raffineries de Suncor et de Valéro[9], ainsi que la construction d’un second terminal maritime à Cacouna sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent.

À l’annonce du projet, les provinces dépendantes de l’extraction pétrolière ont été logiquement favorables à la construction de l’oléoduc et, à l’inverse, l’opposition a été majoritaire au Québec. La province apparait comme une exception : 48 % de sa population seulement a approuvé le projet[10] contre 87 % de la population en Alberta et 78 % en Saskatchewan. Le poids démographique et institutionnel du sud du Québec présageait un climat conflictuel pour TransCanada. La province connait un fort déséquilibre démographique et économique avec une dynamique régionale nord/sud illustrée par l’expression courante « Montréal et le désert Québécois »[11]. La vallée du Saint-Laurent concentre aujourd’hui près de 80 % de la population. La zone d’implantation du projet traversait deux provinces naturelles, les Basses-terres du Saint-Laurent et les Appalaches où l’on trouve des milieux humides, des milieux agricoles, des cours d’eau à l’image du fleuve Saint-Laurent. Aussi, les terres des Premières nations (Amérindiens) étaient concernées par le passage de l’oléoduc. Ces ensembles géographiques sont « au cœur de l’imaginaire du Québec »[12] et alimentent les représentations historiques de nombreux acteurs défendant le territoire convoité par TransCanada.

Figure 2. Tronçon province du Québec

Les acteurs de l’opposition (citoyens, militants écologistes) définissent le Québec comme une société distincte et un terreau plus propice aux mouvements contestataires que dans le reste du pays. Dans les représentations historiques, être un point de passage pour un projet pancanadien et participer à la montée économique des provinces de l’Ouest n’est pas envisageable surtout si cela doit leur coûter. Cette différence identitaire avec les sociétés de l’ouest canadien se ressent dans la relation qu’entretient la population québécoise avec son environnement géographique. La représentation d’une exploitation intensive de la nature est moindre au Québec car son économie repose majoritairement sur le secteur tertiaire : l’industrie d’exportation et le tourisme par exemple. Particulièrement sensibilisée au développement durable, elle tient à préserver une certaine qualité de vie. Le système énergétique québécois se distingue de celui des autres provinces par l’importante part d’approvisionnement local en énergies propres, 49 % au total[13]. Cela conforte les discours des opposants dans un contexte de lutte contre les gaz à effet de serre : pourquoi accueillir un projet transportant une ressource dite sale alors que le Québec est plus avancé dans l’utilisation des énergies renouvelables ? « Au Québec, ils ont peur du pétrole ! [14] ». Cette représentation héritée s’appuie sur un profil énergétique marqué par les énergies renouvelables. L’institutionnalisation de la discussion publique des projets d’aménagements est très avancée dans la province, d’où l’opposition singulière à Énergie Est. Un nouveau contexte législatif s’impose au Québec où tous les projets doivent être justifiés auprès de tous les acteurs. Il est impensable pour la population qu’un tel projet soit validé sans son accord. Elle demande à être davantage sollicitée dans le processus politique visant l’aménagement de son territoire.  Ce droit des citoyens à interagir avec le gouvernement provincial fait intervenir la notion d’acceptabilité sociale, rendue légitime par la Loi sur la Qualité de l’Environnement et le processus d’évaluation du Bureau d’Audiences Publiques sur l’Environnement.

2.2 L’épreuve de l’acceptabilité sociale

TransCanada a rencontré de nombreuses difficultés pour faire accepter socialement son projet dans la province du Québec. La société albertaine a adopté un discours rassurant concernant les infrastructures de transport énergétique afin de gagner l’opinion publique. Elle s’est appuyée sur une campagne de communication positive et très travaillée. La stratégie première du maître d’ouvrage a été d’assurer la sécurité énergétique de tous les Canadiens en promettant d’approvisionner les raffineries du Québec ; Suncor à Montréal et Valéro à Lévis. Le projet n’aurait pas été fédérateur si l’essentiel des produits été voués à l’exportation. L’accent a été mis sur la réussite économique de l’accès à de nouveaux marchés, comme la croissance du PIB, la création d’emplois. La compagnie a agi à l’échelle locale en rencontrant les propriétaires fonciers, les municipalités et les communautés autochtones qui auraient été impactées par le passage de l’oléoduc. Après l’accident ferroviaire survenu au Lac-Mégantic le 6 juillet 2013[15], soit un mois avant la présentation du projet Énergie Est au grand public, la population québécoise a été fortement sensibilisée à la question du transport pétrolier. En retirant le projet de port à Cacouna le 5 novembre 2014, l’entreprise a prouvé qu’elle était à l’écoute de la population québécoise. Ce projet de port pétrolier menaçait une zone de bélugas du fleuve Saint-Laurent[16]. L’entreprise a misé sur l’aspect émotionnel en promettant zéro incident et déversements pour répondre à l’opposition qui craint les risques sur l’environnement. En adoptant une stratégie de greenwashing[17] sur les réseaux sociaux, TransCanada présente les oléoducs comme la façon la plus sécuritaire et propre de transporter du pétrole au contraire du transport par trains, par camions ou par bateaux sur le Saint-Laurent.

Malgré les efforts entrepris, des erreurs de communications ont été faites et ont amorcé la mauvaise réception du projet dans la province. L’attitude de l’entreprise n’a pas fédéré la population et a favorisé la montée rapide et organisée des acteurs de l’opposition. La méfiance des citoyens s’est aggravée après la diffusion du plan de communication interne de TransCanada par Greenpeace en novembre 2014. Ces documents ont dévoilé au grand jour la stratégie travaillée avec le cabinet de conseil en relations publiques Edelman[18] ; on apprend que la compagnie adopte un discours bien spécifique pour faire accepter son projet dans la province. Le manque de confiance envers TransCanada s’appuie sur la non-reconnaissance du droit à la consultation des populations locales avec le rejet du BAPE[19] et la proactivité tardive de l’entreprise. En octobre 2014, le Ministre du développement durable, de l’environnement et de la lutte contre le changement climatique, David Heurtel, a ordonné à TransCanada de se plier à l’évaluation environnementale du Québec. La société albertaine estime que seul l’échelle fédérale est compétente pour évaluer son projet. Cette dernière a sous-estimé les enjeux à l’échelle locale en contournement les normes québécoises, ce qui a renforcé la mobilisation des comités citoyens et des groupes environnementaux. Il a fallu attendre le 22 avril 2016 pour que TransCanada se plie au processus d’évaluation. « La pression publique a été tellement massive qu’ils n’avaient pas d’autres choix que d’accepter sinon ils se mettaient à dos la population, cela fait partie de leur stratégie.[20] » L’étude d’impact déposée par TransCanada au gouvernement du Québec n’a pas été jugée complète et a suscité en retour 200 questions de la part du Ministère de l’Environnement[21]. D’après la société albertaine TransCanada, ces nouvelles exigences réglementaires ont grandement participé à l’abandon de son projet.

3. Le conflit : les acteurs, leurs représentations et leurs stratégies

3.1. Combat citoyen, groupes environnementaux et Premières Nations : une convergence des luttes unique

En géopolitique locale, les conflits font intervenir une pluralité d’acteurs. Ils se distinguent les uns des autres par leurs visions et leurs compréhensions du territoire. Un mouvement est en marche et s’appuie sur un discours commun au Québec : faire de la province le leader de la transition énergétique. Ce front regroupe les comités citoyens (militants, bénévoles, riverains), les associations environnementales, les ONG et les communautés autochtones. Plus de soixante groupes y sont représentés et ont pour objectif commun de sortir le Québec du pétrole. Ces acteurs n’agissent pas tous à la même échelle géographique et leurs stratégies sont différentes. Toutefois, leur alliance se trouve être un vrai symbole de convergence des luttes au Canada. Ce n’est pas seulement un combat contre le pipeline Énergie Est qui les rassemble mais contre l’ensemble d’un système qu’ils jugent dépassé, reposant sur l’industrie pétrolière.

L’opposition dans la province est unique et très organisée, faisant du projet Énergie Est un aménagement rejeté[22]. Ce mouvement est guidé dans un premier temps par une résistance de proximité où l’on retrouve des riverains, des propriétaires privés, des agriculteurs situés dans les municipalités concernées par le passage de l’oléoduc. Ce type de contestation appelé aussi syndrome Nimby ou Not In My Backyard, en français Pas Dans Ma Cour, est né d’un combat local contre le projet. On observe dans un second temps, une montée en généralité de la mobilisation où les acteurs élargissent leur résistance à la préservation de l’environnement. Cette lutte est axée sur la préservation de l’eau et des milieux agricoles. Les discours s’articulent principalement autour d’un symbole du patrimoine québécois, le fleuve Saint-Laurent, qui devait être traversé au niveau de la municipalité de Saint-Augustin-de-Desmaures. Les opposants craignent un déversement catastrophique et une marée noire dans le fleuve, source d’eau potable pour 45 % de la population québécoise[23]. Pour attirer le regard des médias et des institutions, les collectifs ont organisé des actions directes citoyennes, des interventions non-violentes et d’importantes campagnes de communication. À l’exemple de la fondation Coule Pas Chez Nous ! qui a sensibilisé la population à la préservation de l’eau et de l’agriculture. Aussi, des mobilisations pacifiques ont été organisées ; en mai 2014, des groupes citoyens se sont unis et ont amorcé une marche de 700 km le long du tracé de l’oléoduc. Les acteurs de l’opposition ont contré l’argumentaire de TransCanada et ont présenté le bilan de l’entreprise comme négatif en inscrivant des images dans les consciences collectives[24]. Ils ont montré les faibles retombées économiques du projet pour la province et les impacts d’une fuite de pipeline sur les paysages. Les opposants se sont attaqués aux politiques et réglementations pour retarder le projet. Les bénévoles ont investi les places publiques lors des audiences publiques de l’Office Nationale de l’Énergie à Montréal et ont dénoncé un manque de transparence des institutions fédérales dans le processus d’évaluation. Le recours à la justice a été un outil pour demander le respect des lois québécoises sur l’environnement longtemps évitées par TransCanada.

L’alliance entre les comités citoyens et les organisations non-gouvernementales a contribué au renforcement de la mobilisation contre le projet Énergie Est. Ces organisations telles que Greenpeace, Équiterre, la fondation David Suzuki, Nature-Québec interviennent à l’échelle pancanadienne et se soucient de la protection de l’environnement et du changement climatique à l’échelle planétaire. Elles permettent de médiatiser les enjeux environnementaux de l’exploitation des sables bitumineux au Canada. En s’appuyant sur des campagnes chocs et des opérations de désobéissance civile, les ONG font pression sur le gouvernement fédéral[25]. Des objectifs complémentaires sont fixés comme le respect des droits des Premières Nations. Dans la province du Québec, 23 Premières Nations étaient concernées par la situation géographique de l’oléoduc Énergie Est. En juin 2016, le chef de l’Association pour les Premières Nations du Québec et du Labrador s’est opposé catégoriquement au projet pour défendre l’identité et le territoire traditionnel des communautés autochtones. En septembre 2016, les leaders autochtones du Canada et des États-Unis ont signé le traité autochtone pour protéger leurs terres. Ce sont 50 Premières Nations qui annoncent leur volonté d’unir leurs forces dans une lutte commune ; celle de contrer l’expansion de l’industrie pétrolière. Les revendications territoriales s’appuient sur les droits ancestraux de la Loi constitutionnelle de 1982. Elles font pression sur l’entreprise TransCanada et à de nombreuses reprises sur le gouvernement de Justin Trudeau.

Figure 3. Saint-Augustin-De-Desmaures, une municipalité préoccupée ?

Au côté de la mobilisation citoyenne, certains acteurs ont suivi une logique politique à l’approche des élections. Le gouvernement de Philippe Couillard s’est montré moins favorable à Énergie Est sans plus se prononcer. Les opposants se sont indignés face à l’attitude du gouvernement provincial, d’autant que les ambitions concernant la politique énergétique impliquent la réduction de 40 % de la quantité de produits pétroliers consommés d’ici 2030. La Communauté Métropolitaine de Montréal a pris une position ferme contre le projet de TransCanada. Les municipalités sont très préoccupées par les impacts négatifs du passage de l’oléoduc sur leur territoire, à l’exemple de la ville de Saint-Augustin-de-Desmaures, située dans l’agglomération de Québec. D’autres maires ont adopté une position plus nuancée et n’ont pas caché l’intérêt financier que le projet suscitait dans les régions dévitalisées.

3.2. Pour un renouveau à Énergie Est ?

Dans un contexte de croissance soutenue, avec une augmentation de 73 % d’ici 2040 de la production des sables bitumineux par rapport à 2016[26], le besoin de nouvelles routes d’exportation est présent et défendu. De nombreux acteurs souhaitent relancer Énergie Est à l’instar de Andrew Scheer, chef du parti conservateur du Canada, de Scott Moe, premier ministre du Saskatchewan, de Jason Kenney, ministre de l’Alberta et de Blaine Higgs, ministre du Nouveau-Brunswick. Ils se présentent comme de fervents défenseurs pour raviver cet oléoduc controversé sous couvert de l’intérêt public canadien. Le ministre albertain reproche à François Legault, ministre du Québec, de s’opposer à la construction de l’oléoduc en utilisant l’argument de la péréquation[27]. Selon une source interrogée sur le sujet, l’Alberta a donné 12 milliards de dollars en 2012 pour aider la province du Québec dans laquelle l’économie de service a chuté ces dernières années. En 2016-2017, le gouvernement fédéral a versé un soutien aux provinces et aux territoires d’environ 72,8 milliards de dollars, à l’aide de principaux transferts. Parmi ces soutiens, la péréquation s’élevait à 18,2 millions de dollars. Les provinces du Québec et de l’Ontario ont été les grandes gagnantes de ce système. Par conséquent, les provinces de l’Ouest s’appuient sur cet argument pour s’imposer politiquement aux régions de l’Est et demander qu’elles soutiennent l’économie pétrolière albertaine. En 2016, via son compte twitter, Brad Wall alors Premier ministre du Saskatchewan a également utilisé cette justification en invitant les politiques de Montréal à retourner les 10 milliards de dollars qu’ils recevaient des provinces de l’Ouest. Pour les partisans au projet, un nouvel oléoduc serait une solution de plus pour rendre compétitives les raffineries de l’Est et répondre à la consommation en pétrole du Québec.

On peut s’interroger sur l’utilité de relancer un tel projet pour l’entreprise TransCanada. À l’annonce du projet en 2013, le Québec s’approvisionnait principalement de pétrole africain (Algérie, Nigéria, Angola) pour 47%, tandis que les approvisionnements venant de l’Ouest du Canada ne dépassaient pas les 5%[28]. Le Québec dépendait grandement des importations en pétrole étranger ce qui légitimait le discours de la diversification des sources d’approvisionnements. Aujourd’hui, la situation a bien changé et la part des approvisionnements en pétrole canadien et américain a fortement augmenté après le boom du schiste et la mise en service de la ligne 9B d’Enbridge. En 2018, 53 % du pétrole consommé au Québec provenait de l’Ouest canadien et 40 % des États-Unis. Aussi, la question de la rentabilité de l’oléoduc Énergie Est se pose après la décision de Donald Trump d’accorder un nouveau permis de construire au projet Keystone XL de TransCanada pour relier les champs pétrolifères du Canada aux raffineries du golfe de Mexique. L’approbation par Justin Trudeau de Trans Mountain et de la ligne 3 permet de penser le désengorgement des infrastructures de transport énergétique au Canada. Cependant, la situation géopolitique mondiale toujours en mouvement rend imprévisible le marché pétrolier et le futur des projets d’oléoducs.

En conclusion, TransCanada suit une logique économique à l’échelle continentale dont l’objectif premier est de répondre au désenclavement des ressources des provinces de l’Ouest du Canada. En 2013, l’entreprise présentait son projet oléoduc Énergie Est dans un contexte propice à son développement : nous sommes dans une période de surproduction des hydrocarbures non-conventionnels (sables bitumineux, pétrole et gaz de schistes américains) ; ce projet devait rendre son indépendance à l’industrie pétrolière canadienne face à un concurrent émergent, les États-Unis. Encore très dépendant de son voisin américain, le Canada souhaite multiplier ses routes d’exportation et atteindre de nouveaux marchés afin de garantir sa sécurité énergétique. C’est dans ce cadre que le gouvernement approuve la ligne 3 d’Enbridge et l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain pour rester un acteur énergétique majeur sur la scène internationale. Or, cette ambition se heurte aux rapports de force pouvant exister autour des grands projets d’aménagements. TransCanada prévoyait la construction d’une toute nouvelle canalisation sur le territoire québécois. Afin de comprendre la mauvaise réception du projet Énergie Est, l’étude du contexte territorial et identitaire de la province a permis de mieux mesurer les enjeux à l’échelle locale. La société albertaine s’est confrontée à un fort potentiel conflictuel au Québec, où la culture de la justification des projets d’aménagements, le profil énergétique et l’historique de mobilisation alimentent les représentations héritées difficiles à contourner. TransCanada a évité les lois provinciales ; cette erreur stratégique a favorisé la montée de l’opposition déjà mobilisée contre un système reposant sur l’extraction des énergies fossiles. Énergie Est est devenu un aménagement rejeté par de nombreux acteurs à différents niveaux d’analyses. Bien que la rentabilité d’une telle infrastructure soit remise en question aujourd’hui, l’abandon du projet en 2017 par TransCanada illustre les difficultés rencontrées liées à l’acceptabilité sociale des projets d’aménagements interprovinciaux. Aussi, dans le contexte actuel de tentative du gouvernement canadien de répondre à la croissance de la production des sables bitumineux, on peut se demander si le Premier ministre ne risquerait pas de cristalliser les tensions sociales et de passer à côté de ses engagements environnementaux.


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Entretien anonyme (2017) Greenpeace (Montréal), 14 février.

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Entretien anonyme (2017) TransCanada (Montréal), 15 février.

Entretien anonyme (2017) Office Nationale de l’Énergie (Montréal), 16 février.


Notes

[1] Léveillé, Jean-Thomas (2019). Grève mondiale pour le climat : foule record à Montréal. La Presse (Montréal), 28 septembre.

[2] Les sables bitumineux sont un mélange de sable, d’eau, d’argile et de bitume. Le bitume est du pétrole lourd. C’est une substance que l’on trouve en profondeur dans le sol et qui doit être diluée ou chauffée pour être transportée.

[3] Shields, Alexandre (2017). Le Québec, route des Indes du pétrole des sables bitumineux. Le Devoir (Montréal), 1er  mars.

[3] Entretien Anonyme (2017) TransCanada (Montréal), 15 février.

[4] Entretien Anonyme (2017) TransCanada (Montréal), 15 février.

[5] Ressources Naturelles Canada (2019), Cahier d’information sur l’énergie 2017-2018. https://www.nrcan.gc.ca/sites/www.nrcan.gc.ca/files/energy/pdf/EnergyFactBook_2016_17_Fr.pdf , c. en juin 2017.

[6] EIA (2019), Analysis report on Canada. 2019. https://www.eia.gov/beta/international/analysis.php?iso=CAN , c. le 17 novembre 2019.

[7] Cet organisme fédéral de réglementation se charge d’évaluer les projets de pipelines interprovinciaux.

[8] Entretien Anonyme (2017) Office Nationale de l’Énergie (Montréal), 16 février.

[9] Oléoduc Énergie Est (2013), Demande consolidée – Profils provinciaux (plus consultable depuis l’abandon du projet), c. le 17 mars 2016.

[10] Angus Reid Institute (2016), Most say governments will agree to new emissions targets, less convinced Canada will meet them. http://angusreid.org/climate-change-energy-east/, c. le 03 mars 2016.

[11] Biays, Pierre (1987). Le Canada environnement naturel, économie, régions. D.I.E.M, dossier 10.

[12] Lasserre, Fréderic (1998). Le Canada, d’un mythe à l’autre. Territoire et images du territoire. Hurtubise, 293 p.

[13] HEC Montréal (2019), État de l’énergie au Québec. Édition 2019. Montréal. http://energie.hec.ca/eeq/, c. le 17 novembre 2019.

[14] Entretien Anonyme (2017) Ministère de l’Énergie et des Ressources Naturelles du Québec (Québec), 8 février.

[15] Suite à un déraillement d’un convoi de 72 wagons-citernes contenant du pétrole brut, des explosions et un incendie ont tué 47 personnes et ont détruit des édifices du centre-ville de Lac-Mégantic, une municipalité située dans la région de l’Estrie au Québec. Le train de la société Montréal Maine & Atlantic (MMA) transportait 7,7 millions de litres de pétrole du Dakota du Nord (États-Unis) à la raffinerie Irving de Saint-Jean au Nouveau-Brunswick. Une enquête a montré que le matériel ferroviaire était défectueux et que les autorités n’avaient pas effectué de contrôle des risques assez poussé. Cet évènement a fortement marqué la population québécoise.

[16] Radio-Canada (2015). Cacouna : le projet de développement du port suscite des réactions partagées. Radio-Canada (Montréal), 07 juillet.

[17] Entretien Anonyme (2017) Institut de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador (Québec), 3 février.

[18] Radio-Canada (2014). Fuite majeure de la stratégie de TransCanada. Radio-Canada (Montréal), 09 novembre.

[19] Créé en 1978 par l’adoption de la Loi sur la qualité de l’environnement (LQE), le Bureau d’Audiences Publiques sur l’Environnement est un acteur majeur de l’acceptabilité sociale et permet d’institutionnaliser le débat public.

[20] Entretien Anonyme (2017) BAPE (Québec), 9 février.

[21] Shields, Alexandre (2016). 200 questions sans réponses. Le Devoir (Montréal), 27 octobre.

[22] Subra, Philippe (2016). Géopolitique locale : Territoires, acteurs, conflits. Paris, Armand Colin.

[23] Fondation David Suzuki. https://davidsuzuki.org, c. en février 2017

[24] Entretien Anonyme (2017) Le Devoir (Montréal), 14 février.

[25] Entretien Anonyme (2017) Greenpeace (Montréal), 14 février.

[26] Shields, Alexandre (2018). Sables bitumineux : l’ONE prévoit une croissance de 73% de la production d’ici 2040. Le Devoir (Montréal), 25 janvier.

[27] Créé en 1957, au Canada, cette notion désigne l’attribution, par le gouvernement fédéral, d’argent aux provinces les moins riches du pays. Cet argent est perçu par le fédéral à travers des impôts, des taxes, des droits de douanes et des prélèvements. Chacune des provinces reçoivent des autorités fédérales des ressources financières.

[28] HEC Montréal (2019), État de l’énergie au Québec. Édition 2016. Montréal. http://energie.hec.ca/eeq/, c. en juin 2017.