Luzma Fabiola Nava1
1Chercheure invitée à l’International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA). nava@iiasa.ac.at
Vol 3 n 1, 2017
À propos de l’auteur
Luzma Fabiola Nava est titulaire d’un doctorat en études internationales de l’Institut québécois des hautes études internationales (HEI) de l’Université Laval. Présentement, Luzma est chercheure invitée à l’International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA), après y avoir fait une recherche postdoctorale sur la gouvernance des eaux transfrontalières entre les États-Unis et le Mexique. Luzma est chercheure associée au sein du Water Ethics Network. Elle est également membre associée de l’American Society of Civil Engineers (ASCE) où elle siège aux comités sur le Dessalement et la réutilisation de l’eau (DWR), et sur la Qualité de l’eau sur les frontières internationales (BIWQ).
Résumé : L’objectif de cet article est de mettre en lumière la faisabilité de l’adaptation du régime binational d’allocation des eaux de surface entre les États-Unis et le Mexique. Pour illustrer ce potentiel, nous focalisons la discussion sur le Paso del Norte (PdN). Dans le bassin du Rio Grande/Bravo (RGB), le PdN est une région transfrontalière caractérisée par l’importance de l’irrigation, la dégradation et la fragilité de l’environnement, et l’intensité du développement des infrastructures hydrauliques. Les parties prenantes interviewées partagent leurs intérêts et perceptions sur la direction à prendre si l’on veut adapter, et rendre durable, la distribution de l’eau dans le PdN. Une première ébauche de recommandations politiques est proposée pour adapter la distribution des eaux et améliorer leur gestion dans la région transfrontalière du PdN.
Summary: The goal of this article is to highlight the feasibility of adaptation of the binational water allocation framework between the United States and Mexico. To better illustrate this potential, we focus the discussion on the Paso del Norte (PdN). In the Rio Grande/Bravo (RGB) basin, the PdN is a cross-border region characterized by the importance of irrigation, the degradation and the fragility of the environment, and the intensive development of hydrological infrastructures. Interviewed stakeholders share their interests and perceptions on the direction to take to adapt, and make sustainable, the distribution of water in the PdN region. A first draft of policy recommendations is proposed to adapt the water allocation framework and improve water management in the transboundary region of the PdN.
Mots-clés : Paso del Norte, parties prenantes, EAU – Mexique, régime, adaptation, distribution de l’eau, procédure des actes.
Keywords: Paso del Norte, stakeholders, United States – Mexico, regime, adaptation, water distribution, minute process.
« Les déserts sont des endroits surprenants car les plantes et les animaux qui les habitent doivent devenir forts et s’adapter pour survivre. Les peuples qui y ont vécu, de nos jours et depuis des siècles, ont dû s’adapter à cet environnement, et de ce fait, ils ont développé des technologies et des habitudes uniques, ainsi qu’un type de résilience très particulier. »
Communication personnelle avec un participant, membre de la communauté scientifique.
Octobre-novembre 2015.
1. Aperçu du bassin versant du Rio Grande/Rio Bravo
La frontière entre les États-Unis et le Mexique mesure environ 3,200 km et traverse trois fleuves : le Colorado, le Tijuana, et le Rio Grande/Bravo (RGB). Le RGB est le plus long de ces fleuves. Le Rio Grande, ainsi appelé aux États-Unis, ou le Rio Bravo, ainsi appelé au Mexique, est le vingtième plus long fleuve de la planète, totalisant une longueur de 3,059 km. Il parcourt la frontière sur environ 2,034 km. Le bassin du RGB a une superficie de 924,300 km2, partagée presque équitablement entre les deux pays. Le débit du RGB est moins important que celui d’autres fleuves de longueur semblable parce qu’il traverse des régions arides dans la majorité de son aire de drainage (le débit moyen est de 25m3/s près de Matamoros, 1995-2006 ; en comparaison, le Danube, un fleuve de longueur similaire, présente un débit moyen de 6486 m3/s juste avant son delta). Des précipitations importantes surviennent seulement au niveau de sa source (>800 mm) et de son embouchure (650 mm) (Nava, et al. 2016 : 2-3).
Les eaux de surface du RGB sont allouées selon un cadre de référence binational qui détermine les extractions et les détournements de l’eau, tout en préservant la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Le traité entre les États-Unis et le Mexique sur l’utilisation des eaux des fleuves Colorado, Tijuana et Rio Grande (Rio Bravo), mieux connu sous le nom du Traité des eaux (USBOR, 2016), a été signé en 1944, et ratifié par chaque pays en 1945. Le traité de 1944 a pour objectif « d’obtenir l’utilisation la plus complète et la plus satisfaisante des eaux communes » (USIBWC, 2015a), en se basant sur la distribution équitable des eaux provenant des systèmes fluviaux partagés entre les deux pays. Le traité des eaux de 1944 détermine les allocations d’eau du RGB pour les États-Unis et le Mexique, ainsi que l’usage partagé des eaux internationales. Selon ce traité, la Commission internationale frontalière (International Boundary Commission, IBC), créée en 1889 afin de ratifier et maintenir la frontière tracée par le Rio Grande et le Colorado (USIBWC, 2015b), est devenue la Commission internationale des frontières et des eaux (International Boundary and Water Commission, IBWC; qu’on appellera dans cet article la Commission), responsable de mandats spécifiques liés aux eaux partagées (Umoff, 2008 : 72–75). Le traité établit l’autorité de la Commission comme une entité internationale en lui accordant une flexibilité considérable pour répondre aux enjeux existants et émergents à travers l’ajout de procès-verbaux et d’actes (USIBWC, 2015a). Le traité spécifie que « des dispositions permettent l’action conjointe ou l’accord conjoint des deux gouvernements […], pour que le Département d’État des États-Unis et le Ministère des Relations Internationales du Mexique puissent aborder des problèmes en question » (Ibid.) en utilisant la procédure des procès-verbaux et en profitant de son rôle pour le traitement des enjeux qui ne sont pas explicitement inclus dans le traité.
Pour illustrer le potentiel d’adaptation du cadre binational d’allocation des eaux, nous mettons l’accent sur la région transfrontalière du Paso del Norte (PdN). Les parties prenantes interviewées dans cette région partagent leur vision sur ce qu’elles souhaitent pour le PdN. Tout en intégrant leurs préférences et leurs intérêts, nous présentons une première ébauche de recommandations politiques ayant pour but d’adapter la distribution des eaux, améliorer leur gestion, et élaborer un nouvel acte binational.
2. La région transfrontalière du Paso del Norte
Le Paso del Norte est une des régions les plus prolifiques en irrigation dans le bassin du RGB. Cette région se caractérise par une croissance bourgeonnante, de grandes étendues de terrain, des ressources économiques limitées, et par son éloignement des autres centres de population. La région du PdN est alimentée par les eaux du RGB qui drainent son territoire. Sa vie et son histoire sont définis par le parcours du RGB. Le PdN est aussi caractérisé par sa position cruciale à la frontière entre deux pays et entre trois états. Dans le PdN, la population est accoutumée à une pluviosité faible et irrégulière, un environnement fragile, et un fort développement hydrologique.
La région du PdN, située sur 547km de la longueur du RGB, depuis le réservoir Elephant Butte (EB) dans le sud du Nouveau Mexique jusqu’à la confluence avec le fleuve Conchos dans le comté Presidio au Texas. Le PdN traverse la frontière entre les États-Unis et le Mexique et s’étend dans certaines aires du Nouveau-Mexique (NM) et du Texas (TX) aux États-Unis, et du Chihuahua (Ch) au Mexique (Figure 1).
FIGURE 1. La región du Paso del Norte
Source: http://www.pdnwc.org/
La région inclut trois aires métropolitaines : Las Cruces au NM, El Paso au TX, et Ciudad Juarez au Ch. Pour l’approvisionnement municipal et industriel, l’eau de Las Cruces provient de l’aquifère Mesilla Bolson, celle d’El Paso des aquifères Hueco Bolson et Mesilla, et du RGB, alors que l’eau de Ciudad Juarez provient de Hueco. Cependant ces trois aires métropolitaines débitent aussi de l’eau du RGB. La région du PdN irrigue approximativement 810 millions/m2 de terres cultivables et tente de répondre aux besoins de plus de 2 millions de personnes qui habitent principalement dans les aires métropolitaines.
Dans le PdN, l’eau est rare. La compétition pour les ressources hydriques s’intensifie ; l’usage d’eau pour l’agriculture est relativement constant ; la demande d’eau s’accroit avec la croissance urbaine ; et les usages intensifs appauvrissent les écosystèmes naturels. Le PdN subit une croissance rapide de population et des effets négatifs sur la disponibilité des ressources en eau. La fragmentation institutionnelle et l’organisation hydrologique dans cette région binationale (Nava et Sandoval-Solis, 2014 : 88-91) conditionnent la distribution de l’eau et l’adaptation de la gestion transfrontalière dans un contexte de stress hydrique et de changement climatique. De plus, les intérêts concurrents des parties prenantes s’avèrent déterminants dans les niveaux d’extraction et d’usage des eaux, mais surtout dans la création des nouvelles politiques dans le PdN.
Cet article répond à la question suivante : Que souhaitent les parties prenantes dans le but de favoriser l’adaptation durable de la répartition de l’eau et de la gestion des ressources en eau dans la région du Paso del Norte? Lorsqu’on pose cette question, on attire l’attention sur trois aspects : 1) les opportunités existantes permettant d’adapter le cadre de référence actuel de la gouvernance des eaux de surface du bassin versant du RGB, 2) la participation importante des parties prenantes dans la gestion des ressources en eau, et 3) le renforcement de la coopération binationale entre les États-Unis et le Mexique.
3. Méthodologie
Située à l’intersection de la science politique et de la géographie, notre approche qualitative utilise une variété d’outils méthodologiques comme l’étude détaillée des cas, la collection de documents, le travail de terrain itératif et les entretiens semi-structurés. Le travail de terrain itératif ainsi que les entretiens semi-structurés ont été conduits par l’auteure de ce texte. Le travail de terrain réalisé dans le PdN a consisté en la distribution d’un questionnaire (40 questions à choix multiples et 10 questions ouvertes) afin d’obtenir de l’information sur la gestion de l’eau et les pratiques durables dans le PdN. Un total de 23 questionnaires a été rempli en octobre et novembre 2015. En prenant compte la localisation des répondants, le questionnaire a été complété selon leurs disponibilités, dans les lieux de leur préférence. Dans les cas où le voyage s’avérait difficile, le questionnaire a été envoyé par courriel. Dans certains cas, les réponses aux questions ouvertes ont été enregistrées avec un enregistreur numérique et transcrites à l’aide du logiciel Nvivo. Ce logiciel a aussi été utilisé pour l’analyse et la classification des données.
Pour des raisons éthiques, nous assurons la confidentialité des participants[1]. Les données qualitatives ont été analysées avec une approche d’analyse inductive afin de mieux identifier les perceptions des participants ainsi que leurs intérêts. L’analyse de contenu est utilisée amplement par les politologues dans l’analyse des données qualitatives, car celle-ci vise la description et l’interprétation de manière systématique du contenu manifeste des communications dans le but d’en tirer, comme dans notre cas, des recommandations politiques.
5. Les intérêts et les perceptions des parties prenantes
Les répondants à nos questions s’entendent sur l’importance d’une meilleure gestion des ressources en eau afin de faire face à leur vulnérabilité dans un contexte aride. Les arguments, qui reflètent les perceptions et intérêts des parties prenantes, ont été systématisés dans quatre suggestions dans le but de tirer des solutions-options pour favoriser l’adaptation durable de la répartition de l’eau et de la gestion des ressources en eau dans la région du Paso del Norte.
- Les participants déclarent que l’eau est une ressource vitale pour la survie lorsque l’on habite dans une zone aride.- Témoignages : La faible disponibilité de l’eau entrave sa distribution équitable et durable parmi tous les usagers. Il en résulte un contexte hostile pour l’implémentation des pratiques visant la durabilité de la ressource dans la région. Cependant, les parties prenantes considèrent que l’une des causes d’assèchement du fleuve dans le PdN est l’allocation de la totalité des eaux de surface. L’eau appartient toujours à quelqu’un; mais elle n’appartient jamais à l’environnement. Pour les parties prenantes, ces effets négatifs de la distribution des ressources en eau peuvent être mitigés par la mise en place d’un mécanisme institutionnel permettant la réallocation d’eau d’un usage vers un autre sur une base temporaire et réciproque. Une telle réallocation contribuerait à la distribution équitable et à la conservation de la qualité de l’eau.
- Les participants considèrent que le bassin du RGB est géré de manière trop complexe, est trop développé, et sur-approprié.- Témoignages : Le développement des infrastructures hydrauliques et la gestion fragmentée des ressources d’eau ont complètement changé les dynamiques hydrologiques dans le RGB. Les différents fleuves en amont et en aval du barrage d’EB illustrent ce contraste. En amont du barrage, le RGB est encore naturel et beau; mais en aval, le fleuve n’est qu’un canal modifié.
- Les participants mettent l’accent sur le besoin de socialiser davantage la distribution des ressources en eau et leur gestion dans la région. Idées d’actions à déployeri. Renforcer la communication et la collaboration entre tous les intervenants et les organismes liés à la gestion de l’eau;ii. Fournir une formation environnementale aux responsables de la gestion de l’eau et aux citoyens ;iii. Favoriser l’intégration des approches de gestion des eaux de surface et de celles des eaux souterraines ; et,iv. Renouveler la distribution des eaux de surface et favoriser l’équilibre entre les demandes en eau et la disponibilité de la ressource.
- Pour les parties prenantes, la procédure par procès-verbaux, c’est-à-dire, la procédure des actes, s’avère une formidable plateforme binationale capable d’encadrer leurs préoccupations et leurs intérêts vis-à-vis de la quantité et la qualité de l’eau.- Témoignages : les parties prenantes de la région du PdN reconnaissent le besoin de s’organiser et de trouver un équilibre entre leurs différents intérêts pour favoriser la mise en place d’un nouvel accord binational. Dans ce cas, les acteurs conviennent qu’ils doivent être capables de mobiliser les autorités respectives et de faire entendre leurs arguments mentionnés ci-haut.
- Conclusion : Première ébauche de recommandations stratégiques pour la région du Paso del Norte
Dans l’optique de l’adaptation durable de la répartition de l’eau et de la gestion des ressources en eau dans la région du Paso del Norte, il faut tenir compte des points suivants :
- Le Traité des eaux de 1944 est soumis à l’interprétation et l’application ; et,
- La procédure des actes est le mécanisme binational qui fournit un certain degré de flexibilité au Traité de 1944, et permet une gestion commune des enjeux émergents.
Le Traité de 1944 est la pierre angulaire dans la gestion des eaux de surface traversant la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Son importance est due au fait qu’il fixe les quantités d’eau à distribuer et institutionnalise la procédure des actes. Les actes représentent la flexibilité du Traité, mais surtout la volonté politique des États fédéraux lorsqu’il est temps de s’occuper, sur une base ad hoc, des besoins actuels et des enjeux émergents. En ce qui concerne le système de distribution des ressources en eau, le Traité de 1944 peut être adapté si les parties se mettent d’accord. Par exemple, une possible adaptation est la réallocation d’eau d’un usage vers un autre sur une base temporaire et réciproque (Nava et al, 2016 : 4, 16).
Nous suggérons que, par le biais de la procédure des actes, la Commission étudie, investigue, et évalue le potentiel des débits des eaux nécessaires pour la sauvegarde de la capacité de résilience des systèmes aquatiques qui fournissent des biens et services à la population (World Bank Group, 2015) dans la région du PdN. Dans le cadre de cette procédure, les parties prenantes du PdN plaideront pour la durabilité de la ressource en eau dans la région. Pour terminer, rappelons-nous les opportunités associées à une région aride. Dans un environnement aride, l’eau n’est pas une ressource disponible en abondance; mais ce qui est abondant est la détermination déployée par les plantes, les animaux et les peuples à s’adapter et survivre. Le développement de coutumes, de procédures, et de technologies spécifiques est central pour faire face aux difficultés dans la région du PdN.
Références bibliographiques
Nava, Luzma Fabiola et al. 2016. “Existing opportunities to adapt the Rio Grande/Bravo Basin Water Resources Allocation Framework”, Water, 8(7), 291; doi:10.3390/w8070291.
Nava, Luzma Fabiola et Samuel Sandoval-Solis. 2014. “Multi-tiered Governance of the Rio Grande/Bravo Basin: The Fragmented Water Resources Management Model of the United States and Mexico”, International Journal of Water Governance, 2(1), p. 85- 106. doi: 10.7564/13-IJWG23.
Umoff, Alexis, 2008. An analysis of the 1944 U.S.-Mexico Water Treaty: Its past, present, and future. Environs: Envtl. Law & Policy Journal: 32, 69–98.
USBOR, 2016. United States – Bureau of Reclamation. The 1944 Water Treaty, disponible à : https://www.usbr.gov/lc/region/g1000/pdfiles/mextrety.pdf (consulté en mars 2016).
USIBWC, 2015a. United States – International Boundary and Water Commission. Treaty of 1944, disponible à : http://www.ibwc.state.gov/Files/1944Treaty.pdf (consulté en novembre 2015).
USIBWC, 2015b. United States – International Boundary and Water Commission. Treaty of 1889, disponible à: http://www.ibwc.state.gov/Files/TREATY_OF_1889.pdf (consulté en novembre 2015).
World Bank Group. Environmental Flows, disponible à : http://water.worldbank.org/topics/environmental-services/environmental-flows (consulté en novembre 2015).
[1] Davantage de détails sur les profils des participants et sur le questionnaire peuvent être trouvés dans Nava et al. 2016 : 18-20; Table A1, A4 et A5.