Yann Alix1 et Olivier Faury2
1 Délégué général de la Fondation SEFACIL, laboratoire d’idées prospectives et stratégiques, Yann Alix travaille depuis 20 ans dans les secteurs maritimes et portuaires. Ses travaux portent sur les futures circulations maritimes mondiales et les hiérarchies portuaires internationales. Depuis 2019 Senior Manager au sein du cabinet darwinien Abington Advisory, Yann Alix a été senior consultant chez Innovation Maritime, directeur de l’IPER, conseiller à la cellule de coopération internationale du Port Autonome du Havre et plus récemment responsable de la stratégie SOGET SA.
2 Professeur Assistant depuis 2016 à l’EM Normandie au Havre (France), auteurs de plusieurs articles et d’un ouvrage sur l’arctique en co-direction avec Frédéric Lasserre, il travaille sur l’attractivité économique de la Route Maritime Nord depuis 2013. Précédemment, il a travaillé pendant environ 15 ans pour divers commissionnaires de transport tant en France qu’à l’étranger.
RG v5 n4, 2019
Résumé : La partie ouest de l’Arctique russe, comprise entre les péninsules de Kola et de Yamal, regorge de ressources pétrolières, gazières et minières. Les nombreux projets qui ont émergé ces dernières années, avec la création ou la remise à niveau de ports, allant de pair avec la mise en avant des champs d’hydrocarbures et des mines de charbon, en sont la preuve. Cette valorisation économique participe à la mise en place d’un système portuaire russe ayant pour but d’optimiser l’exportation internationale des produits, tout en renforçant le contrôle logistique de services à haute valeur ajoutée en porte à porte. Elle participe à l’aménagement politique et économique des territoires arctiques éloignés par le pouvoir central de Moscou.
Mots clés : Arctique russe, hydrocarbures, logistiques, système portuaire.
Abstract: The western part of the Russian Arctic between the Kola and Yamal peninsula is a huge deposit of oil and gas. The various project aiming to exploit the oil and gas fields and to update ports or build them from scratch and are the evidence of a Russian strategy based on economic development. Because of the remoteness of the hydrocarbons resources and due to the necessity of crossing foreign countries to reach its main client, Europe, Russian authorities are compelled to build a port system dedicated to export raw materials directly to their clients, independently from the relation they may have with neighbor countries.
Keywords : Russian Arctic, hydrocarbons, Logistic, port system
1. Introduction
Les ports sont d’une importance stratégique majeure pour les Nations (Vigarié, 1979). Ils permettent à la fois de développer économiquement les territoires, de revendiquer ou de renforcer la souveraineté d’un pays sur une zone maritime et côtière, tout en participant de manière active à la croissance des activités industrielles (Faury et al, 2019a). Le port porte aussi une forte symbolique politique car l’aménagement d’un territoire exige d’optimiser les accessibilités maritimes et terrestres via des infrastructures spécialisées. Chaque port constitue un écosystème de services qui se développe à partir de terminaux trouvant leur spécialisation en fonction de la nature même des typologies de marchandises qui seront manutentionnées dans lesdits ports (Alix et Lacoste, 2013). L’espace russe en Arctique s’étend sur 9 régions, peuplées de 2,5 millions de personnes, générant 10% du PIB du pays et 20 % de ses exportations (Roscongress, 2019). La majorité de ces exportations concerne des hydrocarbures ayant comme principal destinataire les marchés de l’Union Européenne[1]. Les exportations d’hydrocarbures sont d’une importance capitale pour le gouvernement car elles représentent 50 % du budget de l’État fédéral (Aalto, 2016). L’un des objectifs de la Russie consiste à diversifier ses clients en augmentant les exportations vers l’Asie, particulièrement la Chine (IES report, 2010) visant à atteindre 22 à 25 % des exportations de pétrole et 19 à 20 % de gaz en 2030 au lieu de 6% et 0% respectivement (IES report, 2010). Les trois plus importants importateurs de GNL russe (le Japon, la Chine et la Corée du Sud) (IAE, 2018) développent d’importants terminaux gaziers spécialisés (Faury et al, 2019b), expliquant l’importance croissante de la filière gazière dans la stratégie énergétique russe.
C’est pour atteindre ces différents objectifs politiques, stratégiques et énergétiques que le gouvernement russe a structuré des systèmes portuaires spécialisés consacrés à l’exportation des matières premières (Faury et al, 2019b). Sous l’ère soviétique, d’importants aménagements militaro-industriels avaient déjà permis à un port libre de glace comme Mourmansk de devenir une tête de pont stratégique et militaire mais aussi une porte de sortie essentielle des matières premières énergétiques d’URSS. Ces dernières années, une accélération des investissements portuaires arctiques manifeste clairement l’ambition de Moscou de renforcer son emprise territoriale et son empreinte souveraine sur ces territoires éloignés. Mourmansk continue de jouer un rôle prégnant, en concurrence avec son rival de toujours, le port d’Arkhangelsk, mais ce duo portuaire de l’ouest Arctique russe doit dorénavant considérer leur position géostratégique et politique aux côtés de nouvelles entités créées ex-nihilo, et toujours plus à l’est du territoire sibérien. C’est pour ces raisons que notre article se concentre sur la manière dont le gouvernement Russe mutualise les infrastructures portuaires existantes afin de servir un double objectif : économique avec l’exportation de matières premières, et géopolitique pour faciliter le renforcement de sa présence dans cette région du globe.
2. Les ports comme outils stratégiques de développement économique
Les ports ont toujours été des points de fixation de population, de marchandises et de valeur (économique, politique et stratégique) à l’instar de ce décrit avec justesse le géographe maritimiste français André Vigarié dans la notion de triptyque portuaire (Vigarié, 1979). Avec l’intensification du commerce maritime international (plus de 10 milliards de tonnes échangés en 2018) et la globalisation des enjeux énergétiques, les interfaces portuaires sont au cœur d’intenses dynamiques concurrentielles territoriales (Daudet, 2015). En perpétuelle évolution, les rapports de compétition entre les écosystèmes portuaires ne cessent d’évoluer (Notteboom & Rodrigue, 2015), conduisant certains dans un déclassement d’attractivité, d’autres dans une position les amenant à devenir des hubs régionaux ou intercontinentaux (Monios et al, 2019).
Aujourd’hui, l’Europe, principal client de la Russie pour ses exportations de gaz et pétrole (IES, 2010), est majoritairement alimentée via des réseaux de pipelines qui traversent plusieurs pays-tiers, ce qui n’est pas sans poser d’épineuses problématiques géopolitiques (Volovoj, 2019). De la Finlande aux Pays-Baltes en passant par la Biélorussie ou encore la Pologne, l’importance vitale des exportations de produits énergétiques russes est au cœur d’intenses discussions politiques et Moscou s’avère particulièrement sensible à la continuité et à la fluidité de ces canaux d’exportation vers l’Europe du centre et de l’ouest. Aussi, l’avènement de réseaux de ports dédiés à l’exportation du gaz, du pétrole ou encore du charbon est un enjeu primordial pour la Russie. La modernisation des ports historiques comme Mourmansk et Arkhangelsk et la mise en place de nouvelles infrastructures spécialisées demeurent structurantes, avec la mise en opération de solutions portuaires et maritimes complémentaires, relevant de logistiques différentes, avec des acteurs et investisseurs aussi différents que ceux impliqués dans le transport par pipelines.
Dans ces circonstances stratégiques, trouver l’équilibre entre l’Etat et ses partenaires privés semble un exercice nécessaire pour le développement de l’Arctique russe et la réalisation de l’objectif de 80 millions de tonnes de marchandises transportées le long de la NSR à la fin du mandat de Vladimir Poutine en 2024. Ces dernières années, la Russie a prévu d’investir 3,45 Milliards de USD dans la RMN entre 2015 et 2020, avec un retour sur investissement qui oscillerait entre 500 et 600 Milliards de USD (Dimitrieva et Ilinova, 2017). De son côté le PDG de Rosatom considère que la RMN aura besoin de 11,7 milliards de USD pour son développement, dont la majorité, (66%) provient de fonds privés russes (Golubkova et Stolyakov, 2019), et étrangers[2] et de partenariat avec des puissances énergivores comme la Chine, qui a clairement manifesté son intérêt géostratégique pour l’Arctique dans un document de référence (China’s Arctic Policy, 2018 ; Lasserre, 2019).
À titre d’exemple, Emmerson and Lahn (2011) estimaient que le montant qui sera investi en Arctique dans des projets liés à l’exploitation d’hydrocarbures serait de 100 Milliard de USD au cours de la prochaine décennie. Au vu des financements importants que nécessite le développement de cette zone (Dimitrieva et Ilinova, 2017 ; Aalto, 2016), un assemblage d’investissements publics et privés est nécessaire, via par exemple Rosneft, Gazprom Gazpromneft et Novatek, et ses partenaires étrangers (Staalesen, 2019e). Ces montages financiers concernent à la fois la mise en valeur des champs d’hydrocarbures et les infrastructures portuaires telles que Novy pour le pétrole ou Sabetta pour le gaz. L’un des exemples les plus frappants symbolisant la volonté du gouvernement russe de mettre en valeur cette zone, est la construction pour environ 2,3 milliards de USD du port de Sabetta dont 1,5 provenant de l’État russe[3]. Concomitant à ce projet pharaonique, le projet LNG 2 exportera via Sabetta ses 19,8 millions de tonnes de gaz liquéfié à plein régime au bout de 3 ans (Demoux, 2019) grâce à un investissement de 800 millions de USD (Staalesen, 2017). Les investisseurs, publics et privés, sont aussi impliqués à divers degrés dans la construction, la gestion et l’exploitation des flottes maritimes spécialisées qui assurent les rotations commerciales depuis les principaux ports arctiques russes.
Ces investissements en milieu arctique paraissent plus complexes qu’ailleurs de par l’éloignement géographique des zones à exploiter, la faible population disponible sur sites, l’instabilité géophysique du pergélisol avec les conséquences du réchauffement climatique et la récurrence de périodes estivales particulièrement chaudes, la difficulté à attirer les profils professionnels nécessaires pour accompagner le développement des aires arctiques, etc. Ces facteurs anthropiques et climatiques sont à mettre en perspective avec d’autres types de facteurs, plutôt économiques et géopolitiques, comme les effets directs des sanctions consécutives à l’invasion de la Crimée (Gritsenko & Efimova, 2017). Les budgets d’investissements de l’Etat russe sont directement impactés, incluant les aires stratégiques de l’Arctique (Gritsenko & Efimova, 2017). La grande dépendance financière de la manne pétrolière expose le gouvernement (Aalto, 2016), obligeant Moscou à sélectionner certains projets en lieu et place d’autres et à trouver de nouvelles sources de financement, cette fois, privées. La perspective de laisser à des acteurs privés le développement, l’exploitation et la gestion d’infrastructures stratégiques pose la question du maintien de ces derniers dans le temps ainsi que celle de la concordance entre les objectifs économico-financiers desdites entreprises et ceux potentiellement plus stratégiques et souverains de l’Etat russe.
3. Nouvelle rangée portuaire arctique : entre souveraineté énergétique et opportunités internationales
Par l’organisation même de la circulation maritime des flux énergétiques, le maillage portuaire s’avère déterminant dans une logique de services très simple (Figure 1). Aux infrastructures construites sur mesure pour évacuer le pétrole et le gaz au plus près des champs, répondent des infrastructures spécialisées dites tampons, qui ont pour principale fonction de servir de relais opérationnel et stratégique entre, d’une part, l’espace souverain maritime arctique, et, d’autre part, les routes commerciales internationales empruntées pour exporter les pétroles et gaz russes. Ainsi tel que l’explique Aalto (2016), la région de Mourmansk apparaît comme toute indiquée pour faire le lien entre des terminaux spécialisés éloignés et les destinations internationales finales. Il convient de rappeler que la présence de glace, les températures extrêmes et la faible profondeur des fonds marins imposent l’utilisation de navires de classe « glace » ou « polaire » avec une capacité de chargement limitée, et qui sont surtout la propriété de Sovcomflot (Clarkson, 2019).
Figure 1 : Port d’exportation et hub en Arctique russe par typologie de produits.
3.1. La gestion des exportations de pétrole
Dans le cas spécifique des flux de pétrole brut, Mourmansk remplit toutes les conditions pour être le hub régional, comme le démontrent Faury et al (2019). Étant naturellement un port en eau profonde et libre de glace toute l’année, il est proche des zones d’extraction de l’or noir. Pourtant, il faut se souvenir que Mourmansk n’a pas toujours été le point de transbordement des navires de Lukoil. Kirkenes en Norvège a été son hub avant que la compagnie ne se reporte sur Mourmansk après avoir subi d’importantes pressions (Staalesen, 2016). Ce changement de stratégie peut s’expliquer par plusieurs facteurs. En décembre 2017, Lukoil décide d’installer une Unité de Flottante de Production « le Kola » dans la baie de Kola afin de réaliser lui-même son propre transbordement (Faury et al, 2019). Le pétrole qui y est transbordé provient du terminal de Varandey. Or, ce dernier est en sous-exploitation avec seulement 5,9 millions de tonnes exportés pour une capacité de 12 Millions de tonnes (Bambulyak et al 2015). La conséquence fut la signature d’un accord stratégique avec Basneft et par voie de conséquence Rosneft ; pour alimenter Varandey avec les autres champs pétrolifères de Titov et Trebs. Cependant, cet accord connait des difficultés, en raison du montant facturé par Lukoil pour le chargement du pétrole, jugé alors trop élevé par Rosneft (Staalesen, 2018; Staalesen, 2019a). Ainsi au vu de l’augmentation des flux de marchandises, un transbordement de cette denrée hautement stratégique ne pouvait plus être géré par la Norvège mais se devait de revenir dans le giron russe.
Il est important de comprendre que la logistique d’exportation maritime des flux pétroliers ne se réalise qu’à partir de quelques terminaux spécialisés. Parmi les plus importants figurent le terminal de Varandey pour le compte de Lukoil comme précédemment mentionné, le port de Novy situé non loin de Sabetta dans l’embouchure de la rivière Ob ou encore la plateforme de Prirazlomnoye pour Gazprom. Leur aménagement et modernisation permettent de structurer la mise en valeur des champs de pétrole isolés et progressivement de faire baisser les coûts de production tout en améliorant les rentabilités des phases d’exploitation et d’exportation des gaz arctiques (Mered, 2019). Dans une certaine mesure, ces infrastructures constituent les premiers maillons d’un chapelet de zones de refuges portuaires arctiques absolument indispensables pour la sécurité de la navigation et des navires de la NSR (Fedi et al, 2018).
3.2 La gestion des exportations de GNL
Ce maillage portuaire en émergence ne se nourrit pas seulement de la manne pétrolière mais aussi de la croissance quasi exponentielle des flux gaziers, soutenue directement par une demande qui ne cesse de s’internationaliser. Présente en très grande quantité dans l’Arctique russe, le gaz naturel est de plus en plus transporté par voie maritime via des méthaniers spécialisés de type GNL. Selon Holden (2019), le transport maritime de GNL a connu une augmentation de 8% entre 2016 et 2018 avec un rôle majeur de Beijing dans cette croissance puisque la Chine promeut ouvertement l’usage du GNL comme alternative énergétique aux usages polluants du charbon. Pour soutenir ces circulations maritimes de GNL (notamment depuis le Qatar, l’Australie et la Russie), plus de 100 navires GNL ont été commandé entre 2018 et 2019.
En Russie, l’extraction de gaz naturel se concentre dans la péninsule de Yamal, et sa production près du port de Sabetta, port construit ex nihilo, accueillant une usine de liquéfaction du gaz avec une capacité de 16,5 millions de tonnes par an. Les années à venir devraient voir se compléter deux autres développements majeurs : LNG2 (19,8 millions de tonnes) et OB LNG (4,8 millions de tonnes) (Mered, 2019). Ces trois projets arrivés à pleine production en 2024, devraient représenter la moitié de l’objectif de 80 millions de tonnes de trafic maritime arctique fixé par Vladimir Poutine, faisant ainsi de la péninsule l’une des premières zones de production et d’expédition du GNL du monde alors que rien n’était exploité avant 2014 (Staalesen, 2019b).
D’un point de vue transport, les 17 navires de classe ARC 7, bien supérieurs au 1AS utilisés pour le pétrole, bénéficieront d’une logistique sur mesure visant à limiter l’emploi de ces navires très couteux autant que possible aux eaux arctiques russes. Cela suppose donc des relais portuaires aux marges arctiques avec des hubs de transbordement évoluant en fonction du mois de l’année entre un fjord en Norvège l’hiver, ou Zeebrugge et Montoir le reste de l’année.
C’est Tschudi Shipping, la même entreprise qui gère le port de Kirkenes et qui s’occupait du transbordement de pétrole brut pour le compte de Lukoil, qui traitait les transbordements dans le fjord de Honningsvåg. Entre le 21 novembre 2018 et le 29 juin 2019, plus de 300 transbordements stratégiques en ship-to-ship ont eu lieu dans le fjord Sarnesfjord afin d’optimiser l’usage des navires gaziers spécialisés ARC 7 dans les eaux arctiques. Cette intensité de transbordement sur quelques mois dans les eaux norvégiennes trouve son explication par le simple fait que le deuxième train de production de GNL du site de Yamal était en avance sur le planning ! (Staalesen, 2019d). Désormais, et en conformité avec les ambitions souveraines de Moscou, le transbordement du gaz aura lieu non loin de Mourmansk, dans l’île de Kildin, à la sortie de la baie de Kola, en attendant la confirmation des investissements de la société russe Novatek pour un futur terminal spécialisé qui pourrait être construit à Ural Guba, à 50 kilomètres à l’ouest de Mourmansk (Staalesen, A 2019d).
Peu ou prou la même stratégie que pour le pétrole se confirme pour le transbordement du GNL arctique russe au détriment des intérêts norvégiens. Cela met en perspective la projection souveraine russe avec la projection d’un chapelet d’infrastructures portuaires structurantes au service des entreprises exportatrices des ressources énergétiques issues des sols et sous-sols russes. Cela se vérifie à plusieurs milliers de kilomètres de la frontière russo-norvégienne, à l’autre extrémité de la frange côtière sibérienne. En effet, la péninsule de Kamchatka devrait voir l’implantation d’un nouveau hub dédié au transbordement du gaz à Prigorodnoye avec l’engagement ferme annoncé en septembre 2018 par Novatek sur un projet d’investissements qui pourrait atteindre presque le milliard US$ (70 milliards de roubles). Le projet devrait inclure une aire de stockage spécialisée d’une capacité de 360 000 m3 alors que le hub pourrait, fin 2023, proposer une capacité de traitement de 20 millions de tonnes chaque année. Cette nouvelle projection portuaire extrême-orientale russe s’inscrit dans une véritable stratégie intégrée puisque les transbordements serviront notamment les intérêts maritimes des deux sociétés japonaises Marubeni Corporation et Mitsui O.S.K. Lines, toutes deux signataires d’un MoU avec le Gouvernement régional du Kamchatka.
3.3 La gestion des exportations de charbon
Si le pétrole et le gaz bénéficient d’un système portuaire arctique qui leur est propre, avec des navires et des hubs dédiés, le charbon complète le triptyque énergétique en stimulant une véritable concurrence domestique entre le port incontournable de Mourmansk et le « voisin » d’Arkhangelsk. A Mourmansk, en 2017, la Siberian Coal Energy Company (SUEK) continue de profiter d’un quasi-monopole d’Etat puisqu’elle a exporté 91,7% du charbon sortant du port[4] et 15,4 millions de tonnes en 2018[5] provenant d’abord des mines de Kouzbass dans les plaines de Sibérie Occidentale (Rapport IEA, 2017). Conscient de l’importance de cette ressource pour le port de Mourmansk, SUEK projette une nouvelle connexion ferroviaire dédiée de 46 kilomètres avec le futur terminal charbonnier de Lavna, dans la baie de Kola. Le terminal MTH (Murmansk Transport Hub) pourrait, dès la première tranche d’investissement, permettre de transborder 9 millions de tonnes de trafic sur un total visé de 18 millions. Le terminal MTH est le fruit une fois encore d’un partenariat privé et public[6]. Pour ne pas être déclassées par cette nouvelle infrastructure dotée des dernières technologies, les anciennes installations situées dans l’enceinte historique du port charbonnier de Mourmansk devraient elle-aussi profiter d’un important programme de modernisation, ajoutant une capacité annuelle de 8 millions de tonnes.
4. Arkhangelsk et les brise-glaces en soutien de la stratégie russe.
4.1 La renaissance d’Arkhangelsk
La région de Mourmansk consolide son statut de premier hub multi-énergies de la Russie mais cela n’empêche pas le Kremlin d’encourager d’autres projets industrialo-portuaires avec en perspective la stimulation de concurrences qui permettent d’attirer toujours plus les investisseurs internationaux. C’est le cas du port historique d’Arkhangelsk, qui demeure un sérieux concurrent en ce qui concerne les exportations de charbon. Ces dernières années ont vu l’engagement du groupe chinois Polytechnologies au côté du gouvernement russe pour la réalisation d’un port en eau profonde alimenté par la future ligne ferroviaire Belkomur. L’implantation de ces infrastructures via le « Arctic Transport Industrial Hub Arkhangelsk » (ATIHA), permettrait au port de générer 38 millions de tonnes de marchandises à l’horizon 2035, pétrole, gaz et charbon inclus.[7] Il convient d’ajouter qu’en plus de constituer un point d’ancrage stratégique de la future Ice Silk Road en Russie occidentale, l’un des arguments stratégiques majeurs pour ce hub repose sur sa proximité géographique et logistique avec les différentes zones de production et de consommation russes, à commencer par les gisements de charbon du Kouzbass. Cela met le projet ATIHA en concurrence directe avec le projet d’extension de Lavna pour l’exportation internationale des produits charbonniers de l’ouest russe. Sa pertinence logistique et stratégique tient cependant à la fiabilité loin d’être éprouvée du financement et du développement des différents tronçons ferroviaires du projet Belkomur (795 km de voies ferroviaire entre Arkhangelsk et le réseau national et transeuropéen).
4.2 Le renouvellement de la flotte de brise-glaces
Lié à ces projets de développement portuaires, le renouvellement de la flotte de brise-glace est nécessaire (Bukharin, 2006) et se programme selon deux projections technologiques et stratégiques majeures qui permettraient la mise en exploitation de brise-glaces nucléaires de 60 MW dès 2020 et même de 120 MW dès 2035 (Alix et Mered, 2019). La maitrise nucléaire dans les glaces arctiques russes s’inscrit dans deux logiques complémentaires. Premièrement, ces brise-glaces facilitent la navigation des navires transitant durant les mois d’été, sécurisant la navigation et réduisant les risques liés aux conditions climatiques (Fedi et al, 2018). Deuxièmement, ils assurent, durant les mois d’hiver, les approvisionnements des populations locales et les exportations de matières premières. Ce dernier point étant l’un des plus stratégiques, car grâce à ses investissements dans les nouveaux ports, la Russie gagne en indépendance pour l’approvisionnement de ses clients vis-à-vis de ses voisins Biélorusse et Ukrainien. Surtout, les brise-glaces nucléaires pourraient assurer des services fiabilisés et réguliers aux chargeurs européens et asiatiques qui ambitionnent de considérer la route maritime du nord comme une nouvelle artère de commerce et d’échanges entre deux des trois plus importantes aires de production/consommation de la planète (Alix & Mered, 2019b). Cette perspective nourrit l’utilité stratégique et commerciale de disposer de mega-hub portuaires polyfonctionnels, aux extrémités orientales et occidentales du futur océan Arctique. Outre le fait que ces entités portuaires soient les portes d’entrée et de sortie de « la route Arctique russe », elles se situent aussi au plus proche des grands ports nord-ouest européens et nord-est asiatiques.
La mise en place de ce réseau de ports met en évidence la volonté du gouvernement russe de développer économiquement cette zone en vue du renforcement de la souveraineté russe en Arctique. Le développement de ces ports permet bien sûr d’exporter les matières premières issues de champs isolés, mais aussi de solutionner l’une des plus grandes faiblesses du passage du Nord-Est : le manque de ports permettant d’accueillir des navires en détresse (Fedi et al, 2018). L’extension programmée de la flotte de brise-glaces pourra aussi garantir une présence continue en Arctique (Baudu, 2019). Ces deux objectifs atteints devraient permettre à la Russie de renforcer sa souveraineté sur sa Zone Économique Exclusive et de générer les 80 millions de tonnes de marchandises annuelles annoncées non plus pour 2030 comme espéré par Moscou mais bien dès 2025 (The Moscow Times, 2019).
5. Conclusion
Les ports russes en Arctique sont la colonne vertébrale du futur développement socio-économique d’un immense territoire faiblement peuplé mais regorgeant de ressources énergétiques, minières et halieutiques. L’implémentation et le développement d’un système portuaire spécialisé en fonction des produits exportés (pétrole, gaz et charbon) permettent de rendre accessible les ressources naturelles extraites du sol et sous-sol russes. Ce chapelet portuaire spécifique optimise des chaines de valeur globales principalement contrôlées par des intérêts financiers et souverains russes. Cela se planifie de manière bicéphale avec d’un côté une ambition souveraine et politique de garder un contrôle russe sur les développements (notamment technologiques) en fournissant des contrats parfois léonins aux entreprises et consortiums nationaux. De l’autre, l’impérieuse nécessité de se garantir d’investissements directs étrangers qui pourraient atteindre 160 milliards US$ si l’on comptabilise l’ensemble des projets d’infrastructures et de services concernant strictement l’Arctique russe (Cohen, 2019).
Ce nouveau réseau portuaire de la façade Arctique s’intègre dans une vision stratégique à long terme faisant de l’espace Arctique une nouvelle artère de circulation maritime intercontinentale. Il constitue un maillon fort et indispensable pour réduire les coûts globaux de transport vers les grands clients asiatiques et nord-européens. Disposer d’infrastructures portuaires arctiques permet enfin à Moscou de négocier des partenariats géostratégiques majeurs avec des États comme la Chine ou la Corée du sud, sans oublier de grandes entreprises privées spécialisées dans la manutention comme DP World basé à Dubaï. La vision proposée par Moscou sur l’espace Arctique domestique est véritablement inclusive puisque les technologies et entreprises russes sont priorisées dans tous les développements, surtout quand ils sont négociés et signés avec des intérêts qui ne sont pas russes mais indispensables pour accélérer la modernisation d’une nouvelle façade côtière internationale.
Le discours de Moscou traduit un pragmatisme réaliste, tirant partie des effets du réchauffement climatique pour exploiter des ressources énergétiques domestiques jusqu’alors inaccessibles (physiquement et surtout économiquement). Surtout, cela place Moscou dans une perspective stratégique attractive, projetant la Russie Arctique au cœur d’une future nouvelle artère commerciale internationale.
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Notes
[1] https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/pdfscache/46126.pdf
[2] https://www.arctictoday.com/putin-invites-foreign-investors-to-help-build-northern-sea-route-hubs/
[3] https://www.ship-technology.com/projects/port-sabetta-yamal-peninsula-russia/
[4] https://www.suekag.com/seaborne-deliveries/
[5] http://www.suek.com/our-business/logistics/
[6] http://en.portnews.ru/news/275754/
[7]http://atpu.ru/en/news/the-deepwater-area-of-the-port-of-arkhangelsk-construction-project-is-impossible-without-state-parti/