Pauline Pic1
1Doctorante en sciences géographiques, Département de géographie, Université Laval, Québec (Canada)
Vol 3 n 2, 2017
« Réunion au sommet ! » criait le maire d’Halloween dans l’Étrange noël de M. Jack afin de réunir les habitants de la ville autour de Jack Sellington. Revenu d’une visite dans la bourgade si propre et policée de Christmas Town, ce dernier la décrit comme « un monde unique, absolument fantastique, et cela va sans dire, impossible à décrire » (Burton, 1993). Étrange résonance que trouvent ces paroles dans la tenue du forum de l’Arctic Circle à Québec en décembre dernier. Cette « réunion au sommet » a rassemblé pendant trois jours près de 400 participants au palais des congrès de la ville de Québec, du 11 au 13 décembre 2016, afin d’échanger autour du « développement durable des régions nordiques : une approche intégrée et partenariale ».
« Un monde unique… »
La séance inaugurale de ce forum était emmenée par trois orateurs, comme un écho aux trois piliers du développement durable. Ainsi, se faisant le héraut du pilier environnemental, le ministre de l’industrie, du travail, de l’énergie et des affaires étrangères du Groenland a-t-il commencé par critiquer la présidence américaine du conseil de l’Arctique et notamment la décision, qualifiée de « passéiste », d’interdire de nouveaux forages dans l’Arctique étatsunien (Minister Qujaukitsoq, 2016). Mais la prise de position ne s’arrête pas ici, et le ministre de poursuivre : « avec la nouvelle administration, qui sera investie à Washington en Janvier 2017, je suis optimiste quant au futur proche de notre région [1]» (Minister Qujaukitsoq, 2016). Intéressant choix pour l’ouverture d’un forum sur le développement durable que de saluer l’élection d’un climato-sceptique qui considère que « le concept de réchauffement climatique a été créé par les Chinois pour affaiblir l’industrie américaine » (D. Trump, cité par Schaub, 2016). Incongru, également de voir que dès l’ouverture du forum, c’est le « futur proche » qui est d’abord mis en avant, allant donc à l’encontre d’un des principes fondateurs du développement durable tel qu’il a été conceptualisé au départ puisqu’il invitait justement à se préoccuper des « générations futures » et à se détacher des visions court-termistes (Commission mondiale sur l’environnement, 1987). Surprenant enfin de voir que ce discours a été qualifié d’« historique » par les organisateurs du forum (Comité d’organisation du forum de Québec, 2016). Mais la fleur du développement durable est encore incomplète, et le pilier de la « bonne gouvernance » était incarné par l’ex président islandais Ólafur Ragnar Grímsson. Président du pays depuis 1996, il renonce à briguer un sixième mandat en juin 2016, rattrapé par le scandale des Panama Papers – il avait pourtant nié toute implication (Lemarquis, 2016) – mais continue de présider l’Arctic Circle. Le pilier économique enfin, était représenté par M. Philippe Couillard, premier ministre du Québec venu faire la promotion du Plan Nord. Le ton était donné pour le reste de la conférence.
Le forum était par la suite structuré autour de quatre grandes séances, chacune constituées de trois à quatre interventions. Le choix a été fait d’isoler chacun des trois volets du développement durable, avec une séance concentrée sur la gouvernance, une sur le développement sociocommunautaire, une sur le développement économique. La première séance était, elle, consacrée à la planification du développement durable, écho au Plan Nord. D’ailleurs, la première présentation brossait le portrait de ce plan.
Rappelons que le développement durable a été théorisé formellement pour la première fois par une commission internationale qui a publié ce qui est communément appelé le rapport Brundtland, rapport qui définit ainsi le développement durable : « le développement durable, c’est s’efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures » (Commission mondiale sur l’environnement, 1987). Cela fait donc trente ans que la nécessité de se préoccuper non seulement d’aujourd’hui mais aussi de demain a été mise en avant. Mais cette idée n’était déjà pas nouvelle, on la retrouve dès la fin des années 60 avec les premières remises en question de la société de consommation : en 1968, la conférence biosphère de l’UNESCO avance ainsi l’idée d’un développement « écologiquement viable » (Brunel, 2010). Soulignons par ailleurs que ce rapport n’a pas été isolé mais a au contraire été suivi d’une multitude de travaux et rencontres internationales de grande envergure, depuis le sommet de la terre de Rio en 1992 à la COP21 de Paris en 2015. Le concept s’est largement répandu et les objectifs du millénaire pour le développement ont même été remplacés à leur terme en 2015 par de nouveaux objectifs de « développement durable » (ONU, 2015). Il ne s’agit donc pas d’un nouvel outil, on devrait alors pouvoir espérer que la réflexion qu’il suscite aujourd’hui aille au-delà d’une simple répétition de ses principes les plus basiques. Pourtant, pour la majorité des projets exposés, la seule présence des trois volets « magiques » semble suffire et ainsi empêcher de se plonger plus loin dans la réflexion quant à leur interaction ; comme si le fait qu’un projet soit conçu en envisageant les retombées économiques, sociales et environnementales suffisait à lui donner une teinte « durable » (Jegou, 2007). L’intervention du responsable de la Task Force de l’Arctic Circle en charge de la réflexion sur la navigation arctique était particulièrement éloquente en la matière, ne développant que le volet économique du projet, mais citant quand même, pour la forme, les deux autres volets – la couche de vernis était ainsi posée.
Bien sûr, l’ambition affichée n’était pas celle d’un colloque scientifique, mais celle d’une discussion à tonalité plus politique. Pourtant, science et politique ne sont pas à dissocier, et surtout pas dans la région arctique. Lassi Heininen rappelle même que le rôle des scientifiques et des savants dans la conception de politiques arctiques est d’une « importance critique » (Heininen, Exner-Pirot, & Plouffe, 2015).
« … Absolument fantastique… »
« Les jeunes gens, les vieillards, les femmes et leurs enfants se rendaient successivement à Rome, et emplissaient le Forum et les temples de leurs doléances et de leurs clameurs »
Appien, Guerres civiles, 5, 12, 49
Dans la Rome républicaine, le forum était la place publique, celle des débats et des grands discours, celle des comices et des sénateurs (Badel, 2013). Avec l’avènement de l’empire et le verrouillage des institutions sous l’impulsion augustéenne, le forum se transforme et comme les autres institutions républicaines, il est peu à peu vidé de sa substance (Badel, 2012) : il n’est plus le lieu des débats animés, des harangues populaires, des meurtres et des proscriptions mais devient progressivement un lieu de représentation pour le pouvoir. C’est un peu cette impression qu’a laissé le forum de Québec, bien qu’il faille noter qu’il ne s’agissait certainement pas de l’idée initiale.
L’objectif mis en avant était effectivement celui de la promotion du dialogue et des échanges entre les différents participants. Compte tenu de la diversité des horizons desdits participants, l’idée était très intéressante. Ainsi pour chacune des grandes séances, trois ou quatre conférenciers se succédaient, puis les participants étaient assignés à une table où ils devaient débattre à propos de ce qui avait été entendu, par petits groupes d’une dizaine de personnes. Les débats étaient conduits par un animateur, et les propos tenus retranscrits par un rapporteur. Chaque table produisait donc un compte-rendu écrit des échanges qui avaient eu lieu, comptes rendus qui étaient ensuite agrégés en une synthèse finale présentée en séance conclusive. Ainsi, les participants n’avaient pas la possibilité d’échanger directement avec le conférencier – sauf pour la séance spéciale sur laquelle nous reviendrons plus tard. Puisque l’on parlait de Rome, le modèle était un peu celui des séances sénatoriales semi-publiques : les citoyens n’avaient pas le droit d’assister aux séances, lesquelles se déroulaient quand même portes ouvertes afin de permettre à ceux qui le voulaient d’écouter les débats. D’autre part, les débats étaient extrêmement formatés, structurés par une ou deux questions obligatoires. Il n’y avait donc pas de possibilité d’échanger sur un point particulier des présentations qui aurait pu marquer particulièrement. A cela s’ajoutent les contraintes de temps : seules quarante minutes par séances étaient dédiées aux échanges. Sur ces quarante minutes de débat, les secrétaires de table devaient ne retenir chacun que trois ou quatre points, lesquels étaient ensuite agrégés en trois ou quatre points au total par les secrétaires techniques, en vue de la présentation de la synthèse finale. Mais à trop synthétiser, on perd l’essence du débat et les conclusions évoquées en séance de clôture ne pouvaient qu’enfoncer des portes déjà largement ouvertes. Florilège : en parlant de la planification du développement durable, la synthèse rappelait qu’il fallait miser sur la population locale, et notamment la jeunesse – jeunesse par ailleurs grande absente de ce forum –, quand la synthèse des débats sur le développement sociocommunautaire durable rappelait l’importance de s’adapter au contexte culturel spécifique de la région… Mais les discussions étaient formatées de telle manière que les discussions n’avaient de toute façon pas vraiment la possibilité d’aller plus loin dans la réflexion.
Le principal problème résidait dans le caractère très répétitif de ces débats dont les conclusions étaient souvent similaires : miser sur les jeunes, sur des ressources plus durables pour que les revenus le soient également, sur une plus grande participation des populations autochtones… et ce pour chacune des séances. La preuve sans doute de débats trop bridés, mais aussi d’une réflexion très limitée quant à la question du développement durable en lui-même.
« …Impossible à décrire »
Finalement, la séance de clôture était à l’image des débats qui avaient eu lieu pendant cette conférence, emmenée par quatre conférenciers – le ministre du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques du Québec, le président de WWF-Canada, le directeur général du consortium de recherche Ouranos et son altesse sérénissime le Prince Albert II de Monaco selon l’appellation protocolaire.
Cette séance de clôture avait l’intérêt d’être ouverte aux questions de la salle, bien qu’ici encore la contrainte du temps ait nécessairement dû limiter les débats. L’exercice était donc encore éminemment politique et les conférenciers se sont vraiment prêté au jeu. Ainsi était-il particulièrement intéressant de voir le président de WWF-Canada devoir repréciser à l’occasion de questions que le WWF s’opposait formellement à toute opération de forage dans l’espace arctique. Sur le blog de l’intéressé, hébergé par WWF-Canada, on peut lire que « la déclaration commune des dirigeants du Canada et des États-Unis sur l’Arctique, publiée le 23 décembre dernier, contient plusieurs mesures significatives qui permettent d’espérer un futur plus durable en Arctique, que ce soit par le frein aux nouveaux permis pétroliers et gaziers, ou encore en rendant concret le déploiement des énergies renouvelables dans le Nord » (Miller, 2016). La position officielle du WWF est par ailleurs également en défaveur de l’exploitation pétrolière en Arctique. Pourtant, le ton de la conférence était tel que la position du président de l’ONG n’était pas claire à l’issue de sa présentation et qu’il lui a fallu formellement le rappeler suite à une question du public. C’est dire à quel point les propos tenus à l’occasion de ce forum étaient contenus.
La deuxième intervention marquante de cette séance de clôture était celle de son altesse sérénissime, venu évoquer les projets financés par sa fondation. Certains projets soutenus par cette dernière présentent un vrai intérêt dans le cadre des débats scientifiques animés par les mutations de la région arctique – à l’instar des recherches menées avec l’EarthWatch Institute pour mesurer les émissions de gaz à effet de serre libérés par la fonte du pergélisol (Fondation du Prince Albert II, 2017). Mais il semblerait que le Prince soit peu au fait des réalités et grands enjeux arctiques, une question posée par l’éminente Kristin Bartenstein viendra d’ailleurs le souligner. Alors que celui-ci évoque de manière assez allusive il est vrai, dans son allocution, la possibilité d’une internationalisation de l’Arctique sur le modèle de l’Antarctique, la professeure de droit lui pose la question de la pertinence de ce parallèle dans la mesure où les deux situations sont bien différentes… Finalement, peu de choses auront réellement été dites et le débat n’aura que peu avancé.
Dans le film Nos jours heureux, à l’occasion d’un pseudo débat sur la vie politique française, un participant s’énerve, arguant que « ce n’est pas avec ce genre de phrases bateau et consensuelles qu’on va faire avancer le débat » (Toledano & Nackache, 2006). Et il semble que le problème soit là. Au fond, on a vraiment l’impression que le débat n’a pas avancé au terme de ces discussions du forum. Des évidences ont été répétées et on pourrait se dire que c’est déjà satisfaisant qu’elles ne soient pas oubliées. Mais au moment où se clôturait la conférence, la presse du monde entier signalait que les températures arctiques étaient de 20°C au-dessus de la moyenne (Vidal, 2016; Le Hir, 2016; Fountain & Schwartz, 2016; Mooney & Samenow, 2016). Alors oui, la presse tient souvent ce type de discours catastrophiste. Oui, la presse crée un discours alarmiste et « construit » l’évènement de la fonte des glaces (Christensen, 2013). Cela ne doit pas faire oublier le fait que la question du développement durable de l’Arctique, au-delà de l’événement climatique, constitue un vrai défi pour le XXIème siècle. Et elle ne doit pas se poser comme une couche de vernis sur tel ou tel projet auquel on donnerait une petite nuance de vert, mais devenir une vraie question de fond.
Références bibliographiques
Badel, C. (2012). Atlas de l’Empire romain. Construction et apogée, 300 av. J.-C. – 200 ap. J.-C. Paris: Editions Autrement.
Badel, C. (2013). La république romaine. Paris: Presses Universitaires de France.
Brunel, S. (2010). Le développement durable (4ème éd.). Paris: Presses Universitaires de France.
Burton, T. (Réalisateur). (1993). L’étrange Noël de M. Jack. [Film]
Christensen, M. (2013). “Arctic Climate Change and the Media: The News Story that Was”. Dans M. Christensen, A. E. Nilsson, & N. Wormbs, Media and the Politics of Arctic Climate Change (pp. 26-51). Londres: Palgrave Mcmillian UK.
Comité d’organisation du forum de Québec (2016). Success and History at the Québec Forum, 18 décembre. Récupéré sur Arctic Circle: http://us8.campaign-archive1.com/?u=a56ce2128001bdcb7974e9ea2&id=8e9ff8fc48&e=8614f656f1.
Commission mondiale sur l’environnement. (1987). Our Common Future. Oxford: Oxford University Press.
Fondation du Prince Albert II. (2017). Le changement climatique au bord de l’Arctique. Récupéré sur Fpa2: http://www.fpa2.org/details_projet.php?idprojet=399
Fountain, H., & Schwartz, J. (2016). “Spiking Temperatures in the Arctic Startle Scientists”. The New-York Times, 21 décembre. Récupéré sur https://www.nytimes.com/2016/12/21/science/arctic-global-warming.html?module=ArrowsNav&contentCollection=Science&action=keypress®ion=FixedLeft&pgtype=article
Heininen, L., Exner-Pirot, H., & Plouffe, J. (2015). “Governance and Governing in the Arctic : An introduction to the Arctic Yearbook 2015. Dans L. Heininen, Arctic Yearbook 2015. Northern Research Forum & the University of the Arctic Thematic Network (TN) on Geopolitics and Security.
Jegou, A. (2007). Les géographes français face au développement durable. L’information géographique, 71(3), 6-18.
Le Hir, P. (2016). “En Arctique, la température excède la normale de 20 °C”. Le Monde, 24 novembre. Récupéré sur http://abonnes.lemonde.fr/climat/article/2016/11/24/en-arctique-la-temperature-excede-de-20-c-la-normale_5037359_1652612.html
Lemarquis, G. (2016). “Islande : le président atteint à son tour par le scandale des ‘Panama papers'”. Le Monde, 30 avril. Récupéré sur http://abonnes.lemonde.fr/panama-papers/article/2016/04/30/islande-le-president-atteint-a-son-tour-par-le-scandale-des-panama-papers_4911443_4890278.html
Miller, D. (2016). Faire la différence dans un Arctique de plus en plus chaud, 23 décembre. Récupéré sur WWF-Canada: http://blog.wwf.ca/fr/2016/12/23/faire-la-difference-dans-un-arctique-de-plus-en-plus-chaud/
Ministre Qujaukitsoq, V. (2016). Greenland, Canada, and the United States: the Arctic Potential. Speech by Greenland’s Minister for Industry, Labour, Trade, Energy and Foreign Affairs. Québec City: The Arctic Circle Quebec Forum. Récupéré sur http://naalakkersuisut.gl/~/media/Nanoq/Files/Attached%20Files/Udenrigsdirektoratet/Arctic%20Circle/Tale_VQ_Arctic_Circle_Quebec_ENG.pdf
Mooney, C., & Samenow, J. (2016). “The North Pole is an insane 36 degrees warmer than normal as winter descends”. The Washington Post, 17 novembre. Récupéré sur https://www.washingtonpost.com/news/energy-environment/wp/2016/11/17/the-north-pole-is-an-insane-36-degrees-warmer-than-normal-as-winter-descends/?utm_term=.8b3e72504a86
ONU. (2015). Objectifs de développement durable, 25 septembre. Récupéré sur un.org: http://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
Schaub, C. (2016). “Réchauffement climatique: Trump pourra-t-il revenir sur l’accord de Paris ?”. Libération, 9 novembre. Récupéré sur http://www.liberation.fr/planete/2016/11/09/rechauffement-climatique-trump-pourra-t-il-revenir-sur-l-accord-de-paris_1527298
Toledano, E., & Nackache, O. (Réalisateurs). (2006). Nos jours heureux [Film].
Vidal, J. (2016). “‘Extraordinarily hot’ Arctic temperatures alarm scientists “. The Guardian, 22 novembre. Récupéré sur https://www.theguardian.com/environment/2016/nov/22/extraordinarily-hot-arctic-temperatures-alarm-scientists
Notes de bas de page
[1] Traduction libre de l’anglais : “With a new administration taking office in Washington in January 2017, I am actually very optimistic for the near future of our region”