François Xavier Saluden
Vol 3 n 2, 2017
À propos de l’auteur
François Xavier Saluden est spécialisé en droit interne et international de l’eau et en droit international de la mer. Il achève un doctorat à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne sur la coopération des acteurs autour des grands barrages d’intérêt international. Il est chargé de cours dans les Universités Laval, de Montréal et du Québec à Montréal en droit international, droit de l’eau, droit international humanitaire, et droits de la personne ; il est titulaire de l’École d’été sur les droits de la personne du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM).
Résumé : Le barrage de Mossoul crée une rétention d’eau sur le Tigre de 11 milliards de mètres cube à 40 kilomètres en amont de la ville qui, hors conflit, est la deuxième plus peuplée d’Irak. Les batailles contre les forces de l’organisation État Islamique à Mossoul révèlent l’importance stratégique du barrage, réputé très vulnérable, objet central d’une première bataille en août 2014 et dont la rupture est de perspective cataclysmique. Le cadre juridique international applicable en temps de conflit et de paix permet-il de procurer plus de protection à ce barrage à la grande fragilité annoncée ?
Summary: Mosul dam creates an 11 billion cubic meters water retention on the Tigris river, 40 kilometers upstream from Mosul which is, during non-conflict times, the second most populated city of Iraq. Battles against ISIS in the Mosul area reveal the strategic importance of the dam which, at the same time, is considered very vulnerable, is the central object of a first battle in August 2014 and is of a cataclysmic perspective if it ruptures. Does the international legal framework applicable both in times of conflict and peace provide this dam with an announced great fragility with more protection?
Mots-clés : Barrage – Droit international – Droit international humanitaire – Post-conflit – Droit de l’eau
Keywords: Dam – International law – International humanitarian law – Post-conflict – Water law
Le barrage de Mossoul
Le barrage-poids de Mossoul a été mis en service sur le Tigre en 1986 suite au remplissage de son réservoir de 11 milliards de mètres cubes d’eau, sous le régime de Saddam Hussein. Il emprunte d’ailleurs parfois au dirigeant irakien son nom, personnifiant la priorité qu’il en avait faite, par l’appellation de « barrage Saddam ». Son mur de remblais en noyau d’argile mesure 113 mètres de haut et 3650 de large. Qu’il s’agisse des dimensions du mur ou de la capacité du lac de rétention, ces mesures font de l’ouvrage le premier barrage d’Irak et le quatrième du Moyen-Orient.
À ce palmarès imposant s’ajoute que ce grand barrage pourrait être l’un des plus fragiles du monde. Situé au nord du territoire irakien, sa rupture menacerait les villes riveraines du Tigre, dont Mossoul à une quarantaine de kilomètres en aval et la capitale Bagdad à environ quatre cents kilomètres en aval, autant qu’elle affecterait grandement l’accès à l’eau et l’énergie électrique dans les provinces septentrionales.
Source : Xavier Guimard, Les barrages irakiens,
[https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Barrages_irakiens.png], consulté le 28 février 2017
Une source de sécurité est le renforcement technique ou le démantèlement et remplacement concertés de l’ouvrage qui est depuis les quinze dernières années au cœur de plus de conflits armés que de temps de paix. Une autre source est constituée par l’ensemble des règles de protection provenant à cet égard du droit international. Tant par l’effet direct de ses normes et mécanismes de responsabilité différenciés, que par le partage d’intérêts des différents acteurs qu’il encadre, il participe effectivement à la sécurité de l’ouvrage d’art. Le contexte et la complexité du barrage de Mossoul tendent d’ailleurs à renforcer cette protection.
La décision d’ériger le barrage a été prise en réponse à cinq besoins principaux (al-Ansari et al, 2015). Premièrement, il devait permettre la fourniture d’eau potable et un renforcement de la capacité d’irrigation pour 7500 km2 dans le Ninive au nord comme le long du Tigre jusque Bassorah sur le Chatt-el-Arab ; deuxièmement, il devait produire de l’énergie hydroélectrique pour alimenter le développement engagé depuis les années 1950 du nord-est de l’Irak et la ville de Mossoul ; troisièmement, il devait assurer la régulation des débits du Tigre afin de protéger la ville de Mossoul des inondations. À ces besoins présents au stade des études préalables des années 1950, se sont ajoutés deux contraintes entre la fin des années 1970 et les années 1980. Ainsi, quatrièmement, le barrage devait désormais permettre la création d’un tampon géopolitique pour atténuer la dépendance en eau envers l’État d’amont qu’est la Turquie, moindrement envers la Syrie qui a débuté dans les années 1970 la construction de barrages sur l’Euphrate. L’État turc avait annoncé sa prétention de contrôle souverain absolu sur les ressources en eau douce situées sur son territoire et avait planifié la même décennie la forme finale de son projet d’Anatolie du Sud-Est (Güneydoğu Anadolu Projesi, GAP) affectant l’Euphrate et le Tigre. Enfin, cinquièmement, le barrage devait aussi permettre de porter la communication de puissance et de domination du régime de Saddam Hussein alors dans le conflit armé avec l’Iran qui a opposé les deux États de 1980 à 1988. Le leitmotiv de la communication autour du barrage était en effet un discours anthropique classique de travaux de l’Homme maîtrisant la nature et ses forces inapprivoisables. La nature diffuse de ces deux besoins rend imprécise la mesure technique des moyens mis en œuvre pour les combler ; leur réponse contraint néanmoins à l’intégration au barrage de deux caractéristiques. D’une part, le barrage doit permettre la formation d’un stock d’eau plus important pour supporter non seulement une sécheresse, mais aussi une interruption volontaire par l’État d’amont du débit du Tigre. D’autre part, il doit respecter une volonté politique inflexible du régime de réaliser l’ouvrage dans un temps restreint et à un endroit particulier, malgré les fortes contraintes nées du premier et l’inadéquation du second.
En conséquence, le barrage de Mossoul a une capacité maximale égale approximativement au débit annuel du Tigre à son entrée en Irak en 1990 ; il est construit très rapidement sur un site karstique riche en gypse, donc soluble, qui allait devoir supporter une pression considérable. Dès les études finales, les ingénieurs recommandent d’ailleurs de précéder toute construction de la pose d’un coulis empêchant la dissolution des roches. Cependant, les impératifs temporels et le désir du régime d’achever les travaux au plus vite réduisent cette solution à une couverture de 25 mètres autour de la fondation, un pan étanche de 150 mètres immédiatement sous le barrage, et une galerie de service permettant l’injection continue de ciment pour garantir la stabilité de l’ouvrage d’art.
Les risques particuliers du barrage de Mossoul
La réputée fragilité structurelle du barrage de Mossoul a pris une dimension particulière avec l’occupation américaine de l’Irak puis le conflit militaire opposant l’organisation État Islamique (ÉI) aux forces irakiennes, étrangères et autres autorisées à intervenir. En effet, dès 2003, un rapport du corps des ingénieurs de l’armée américaine pointe le danger de rupture du barrage si les travaux continus de solidification devaient être interrompus, ce qui semble avoir été le cas durant l’occupation du barrage par les forces de l’organisation ÉI de l’été 2014. Depuis, une importante documentation, tant militaire, scientifique que journalistique, décrit ce risque de rupture, allant jusqu’à y entrevoir « A Bigger Problem Than ISIS? » (Filkins, 2017), « worse than throwing a nuclear bomb on Iraq » (citant al-Ansari, Bibbo, 2017).
Effectivement, en temps de conflit, un barrage est exposé à deux risques accrus : celui d’une rupture accidentelle ou collatérale liée aux vibrations, explosions ou glissements de terrain dégagés par le conflit mais ne visant pas expressément l’ouvrage d’art, et celui d’une rupture volontaire permettant spécifiquement de déclencher une vague de submersion occasionnant de nombreuses victimes indiscriminées et pouvant faire basculer l’avantage stratégique. L’histoire a malheureusement connu la concrétisation de ces risques, notamment durant la Seconde Guerre mondiale avec l’opération Chastise en mai 1943 contre des barrages allemands de la Ruhr. L’escadron anglais des Dambusters avait comme devise « après moi, le déluge ». Dans le cas étudié ici, on estime qu’une vague de 14 à 25 mètres de hauteur submergerait la ville de Mossoul dans les deux heures suivant la rupture, progressant alors à une vingtaine de kilomètres par heure dans une bande de cinq kilomètres de moyenne le long des rives du Tigre ; la vague, de 10 à 14 mètres de hauteur, toucherait Bagdad après deux à quatre jours. Dans un rapport de 2016, les services diplomatiques américains en Irak estiment à 1,47 millions les victimes périssant submergées, sous réserve de déplacement d’urgence dans le temps très court dont l’État irakien et l’organisation ÉI disposeraient.
Chaque partie au conflit redoute que celle qui contrôle le débit du Tigre ou le barrage de Mossoul n’utilise à des fins stratégiques ces forces de la nature retenues par l’Homme. La fragilité du barrage concourt à la matérialisation de ce risque, et la place des inondations dans la mythologie irakienne en facilite une normalisation ou une banalisation inconvenantes intégrées dans le discours de chacune des parties belligérantes.
After all, Mosul is the former capital Nineveh in the Assyrian empire, which in 612 BC was destroyed when a sudden flood from the Tigris River breached the city wall, helping to lead the Medes and Babylonians to victory. The prophet Nahum at that time actually predicted, “but with an overwhelming flood, he will make a complete end of Nineveh” and “the gates of the rivers are opened, and the palace is dissolved.”
Now if the gates of Mosul Dam were opened/breached to unleash the flood, certainly IS in Nineveh would be dissolved. If not, they would be flooded with another wave of the Medes (Kurds) and Babylonian (Iraqi) armies in the Mosul offensive. Either way, it seems IS is facing dark days ahead. (Lin, 2016)
Néanmoins, le recours à une « dam breach [which] may trigger a flood that will overwhelm IS and make the job much easier for US-backed Iraqi and Kurdish forces » (Lin, 2016) n’est pas une solution ordinaire ; il ne fait pas partie des moyens et méthodes de combat légaux.
Les obligations de protection du barrage
Si le risque physique est bien réel, le droit international contient des règles protectrices du Tigre et de l’ouvrage d’art qui révèlent l’importance des obligations de protection autant qu’elles atténuent grandement la plausibilité d’une rupture indirectement provoquée ou expressément réalisée. L’importance de certaines, qu’il s’agisse de principes de droit international comme de « considérations élémentaires d’humanité » (Cour internationale de Justice, Nicaragua, 1986) en temps de conflits armés, permet de penser que les parties belligérantes s’abstiennent absolument de détruire ou laisser détruire le barrage de Mossoul, ou que ceci ne soit envisagé qu’en absolu dernier recours.
Ainsi, convient-il de déterminer dans quelle mesure les conséquences juridiques internationales de la rupture active ou permise du barrage de Mossoul sont plus lourdes que l’avantage militaire tiré de cette destruction, amenant les parties belligérantes à ne pas considérer la violation de ces normes par la destruction du barrage.
Deux corpus juridiques distincts sont mobilisables pour réaliser cette mesure d’opportunité. Premièrement, le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation est applicable en tout temps et régule les utilisations interétatiques de cours d’eau situés sur le territoire de plusieurs États. Le Tigre est un cours d’eau international partagé entre la Turquie, l’Irak et dans une moindre mesure l’Iran. Deuxièmement, le droit international humanitaire est applicable en temps de conflits armés impliquant deux États ou au moins un groupe armé organisé, indépendamment de la légalité du recours à la force.
Il est à noter que le droit international des droits de la personne, applicable en tout temps et régulant les droits fondamentaux des individus comme le droit à un niveau de vie suffisant, le droit à la santé, le droit à l’eau et à l’assainissement, voire le droit à un environnement sain, ne sera pas abordé dans ce court texte. En effet, on considère qu’en cas de conflit armé et dans les aspects développés ici, les dispositions du droit international humanitaire prévalent en qualité de droit spécial (lex specialis) sur les règles du droit international des droits de la personne relevant du droit général (lex generalis).
Les protections spécifiques du droit international de l’eau
Concernant le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, ce dernier a donné lieu à une convention internationale ouverte à la signature à New-York en 1997 à laquelle l’Irak a adhéré en 2001 et qui est entrée en vigueur le 17 août 2014 (Convention de 1997). La Turquie et l’Iran n’y sont pas partie. Cette convention repose sur trois piliers normatifs : deux substantiels et un procédural. Si l’articulation entre les deux piliers substantiels soulève certaines questions, chacune de ces trois normes appartient au droit non écrit qu’est la coutume internationale, au moins depuis 1997 ainsi que le détermine l’arrêt de la Cour internationale de Justice rendu dans l’affaire Gabčíkovo-Nagymaros ; ils sont donc contraignants pour l’ensemble des États du Tigre. Ils tirent leur esprit de l’interdépendance matérielle des États riverains d’une même ressource hydrique, créant une « communauté d’intérêts » devenant « la base d’une communauté de droit » (Cour internationale de Justice, Gabčíkovo-Nagymaros, 1997, p.56).
Le premier pilier substantiel est l’interdiction d’utiliser son territoire de telle sorte que soit causé un dommage significatif sur le territoire d’un autre État, principe de droit international historiquement déterminé en 1941 lors d’un différend opposant les États-Unis et le Canada sur les fumées de la Fonderie de Trail en Colombie-Britannique. Le second pilier substantiel est l’obligation d’une utilisation équitable et raisonnable du cours d’eau visant à « parvenir à l’utilisation et aux avantages optimaux et durables, compte tenu des intérêts des États du cours d’eau concernés, compatibles avec les exigences d’une protection adéquate du cours d’eau » (Convention de 1997, article 5). Le troisième pilier, procédural, est l’obligation de coopérer réduite dans la coutume à une obligation d’échanger des informations sur les utilisations du cours d’eau pouvant affecter les autres États riverains.
Dans le cas du barrage de Mossoul, ces principes contraignent les États à ne pas utiliser, ou laisser utiliser, le Tigre et ses aménagements de telle sorte que d’une part un dommage significatif soit causé. Tel serait aussi le cas si la Turquie ou l’Irak provoquaient une vague de submersion atteignant le territoire iranien et les complexes pétroliers du Chatt-el-Arab, notamment Abadan dont la raffinerie a déjà été détruite par bombardement en 1976 lors du conflit Iran-Irak. Tel serait le cas si la Turquie retenait à fins par exemple de pression géostratégique les eaux du Tigre, conjointement avec l’Euphrate, dans son système hydraulique anatolien réduisant le cours d’eau en Irak à un débit très faible ou nul, et en Iran à un débit faible pouvant ultimement affecter l’envasement et la navigabilité continue des ports iraniens du Chatt-el-Arab notamment Khorramshahr et Abadan. À l’extrême, un débit trop faible crée par dynamique des fluides une remontée des eaux salées du Golfe persique ; l’augmentation de la salinité des eaux du delta en Irak comme en Iran affecte substantiellement la vie dans ces eaux ainsi que les traitements nécessaires à leur utilisation. D’autre part, même sans causer de dommage significatif, un aménagement ou une destruction d’aménagement réalisés sans égard, par exemple, aux « besoins économiques et sociaux des États du cours d’eau », à « la population tributaire du cours d’eau » ou à « la conservation, la protection, la mise en valeur et l’économie dans l’utilisation des ressources en eau du cours d’eau » (Convention de 1997, article 6) sont prohibés.
Il est possible de concevoir l’existence de dommages et d’effets se transmettant d’aval vers l’amont, à l’opposé de la direction des vecteurs habituellement portés par le courant. Certains effets peuvent remonter le cours du fleuve, l’amont pouvant être par l’aval, dans une certaine mesure, pollué, inondé ou ses installations gênées par le haut niveau d’eau, conséquence d’une forte rétention. Ainsi, si les intérêts turcs au maintien de l’ouvrage semblent plus diffus que ceux des deux États d’aval irakien et iranien, ils demeurant vifs. Le barrage de Mossoul réduit la dépendance irakienne au Tigre turc, bien que l’enjeu soit moindre que pour l’Euphrate : le Tigre irakien est lui-même alimenté en part importante par des cours d’eau irakiens au long de son cours. Les perspectives d’aménagement visant la dépression du Tharthar et du canal vers l’Euphrate sont à ce titre également révélatrices. De plus, un aménagement de substitution au barrage de Mossoul se situerait probablement plus en amont, donc plus proche de la frontière et désormais en Kurdistan irakien ; ceci représenterait une perte stratégique pour la Turquie par l’affaiblissement certain de la dépendance hydrique et énergétique du Kurdistan envers elle. Chacun des trois États turc, irakien et iranien est donc tenu par ces normes autant qu’il se voit lié aux deux autres par une certaine interdépendance. À ce titre, chacun a un intérêt dans le maintien du barrage de Mossoul, ou dans un réaménagement du Tigre pouvant inclure le démantèlement du barrage de Mossoul mais devant être planifié en tenant compte de l’ensemble des intérêts du bassin et dûment notifié. Une illustration de ces intérêts mêlés est la force de défense du barrage de Mossoul repris à l’organisation ÉI par des forces irakiennes, turques et peshmergas kurdes.
Les protections spécifiques en temps de conflit armé
Concernant le droit des conflits armés, ou droit international humanitaire, ce dernier s’applique avec un contenu normatif différent aux conflits armés qu’ils soient internationaux (CAI), ou non-internationaux (CANI). La qualification du conflit armé d’international ou de non-international est effectuée pour chaque rapport de belligérance entre deux acteurs. Ces derniers seront donc, outre les cas de certaines internationalisations, deux États dans le cas des CAI et deux belligérants dont un au moins est suffisamment organisé et impliqué dans un conflit dépassant la gravité du trouble interne mais n’étant pas étatique dans le cas des CANI. Ainsi, dans un même conflit global, pourront donc exister des régulations relevant pour certains rapports des CAI et pour d’autres de CANI, cette qualification pouvant évoluer avec le temps et l’évolution de la qualité des belligérants.
Dans le cas du conflit armé opposant l’Irak et les États-Unis et ayant affecté le barrage de Mossoul au début des années 2000, les deux États étaient chacun tenus au droit des CAI. Dans le cas du conflit armé opposant l’Irak avec l’organisation ÉI depuis 2014 s’applique le droit des CANI ; le droit des CAI s’appliquant lui aux possibles situations qui existeraient de la cristallisation d’un conflit en Irak ou en Syrie entre deux États.
Bien que différents dans la lettre, les deux régimes de droit des CAI et des CANI sont gouvernés par le même esprit et les mêmes principes, et sont de plus identiques en ce qui concerne la protection d’ouvrages comme les barrages.
Concernant l’esprit, le droit international humanitaire vise à humaniser les conflits armés et à concilier les objectifs militaires avec la protection des intérêts des non-combattants. Au cœur de cet édifice trois principes sont fondamentaux. Le premier, le principe de distinction, oblige à distinguer combattants et civils, de même que biens militaires et biens civils. Le second est le principe de précaution qui oblige à mener les opérations militaires en « veillant constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens à caractère civil » selon l’article 57 du Protocole I de 1977 et à ne pas définir d’objectif militaire au cœur de regroupements civils denses. Le troisième est le principe de proportionnalité qui oblige, lorsque les précautions du précédent principe ont été prises, à éviter de provoquer des dommages civils disproportionnés par rapport à l’avantage militaire « concret et direct attendu ». De plus, les maux superflus sont également prohibés, protégeant aussi les combattants devenus hors d’état de combattre, par des blessures ou l’emprisonnement, d’acharnement non nécessaire.
La rupture volontaire d’un barrage par un belligérant est à ce titre contraire prima facie à ces principes fondamentaux, la vague de submersion submergeant civils et biens civils sans distinction, sans précaution, et avec un avantage militaire concret et direct difficile à mettre en proportionnalité avec les dommages à court et long termes créés.
Concernant la protection d’ouvrages comme les barrages, l’importance au regard des principes d’une situation de rupture est naturellement concrétisée et précisée dans des normes du droit des CAI et des CANI ; il s’agit des normes relatives à la libération des forces dangereuses de la nature. Lors de la négociation des traités de droit international humanitaire de 1977, il est d’ailleurs très révélateur qu’il ait été choisi d’inscrire exhaustivement comme forces dangereuses de la nature les forces nucléaire et hydraulique. Ceci l’a donc été à l’exclusion d’autres énergies de la nature, alors même que d’autres protections relatives à l’environnement ont recours à des listes d’exemples non exhaustives. Le droit vise donc les forces liées à des pertes civiles particulièrement sévères par la destruction d’installations nucléaires, de digues ou de barrages, exhaustivement. Ceci est traduit dans la règle coutumière 42 codifiée par le Comité international de la Croix-Rouge comme dans les deux Protocoles de 1977 relatifs aux CAI et CANI.
De plus, cette protection spéciale n’autorise aucune attaque même si ces installations doivent représenter des objectifs militaires. Cette protection peut cesser, mais cette cessation est plus encadrée que dans les autres régimes, y compris que dans ceux relatifs aux protections spéciales des installations sanitaires. Ainsi, un hôpital identifié utilisé par une partie à des fins de belligérance peut dans le droit des CAI et des CANI perdre sa protection si son utilisation n’est plus une utilisation normalement sanitaire, et suite à notification. Dans le cas des ouvrages retenant des forces dangereuses de la nature, la protection spéciale ne peut cesser que si d’une part l’utilisation n’est pas normale, mais aussi d’autre part, que si l’ouvrage est utilisé comme un « appui régulier, important et direct » à l’avantage militaire et que l’attaque est le seul moyen existant. Ces ouvrages sont de plus identifiés par un signe distinctif, visible dans l’infrarouge ou le proche infrarouge, de trois disques orange vif.
Il convient aussi de rappeler qu’il est prohibé d’attaquer les biens indispensables à la survie de la population civile tels que les « les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation » selon les articles 54 du Protocole I et 14 du Protocole II, comme de polluer ou d’empoisonner un stock d’eau servant à l’irrigation ou la consommation humaine et sanitaire selon un droit coutumier codifié. La fonction d’irrigation apporte alors un caractère mixte à l’ouvrage ; des protections renforcées s’ajoutent du fait des possibles dommages, aux champs géographique, temporel et personnel larges, et demeurant hors de contrôle au-delà de la fin du conflit, comme par la protection générale de l’environnement naturel en CAI selon l’article 35 du Protocole I.
La violation de ces normes de droit international humanitaire qualifiées de « considérations élémentaires d’humanité », est constitutive d’un crime de guerre pour les individus de la chaine de commandement militaire impliquée. Le crime de guerre est un crime international, aux côtés du crime de génocide et du crime contre l’humanité. La particularité de ces crimes « universels » est d’avoir un double système de protection. En effet, premièrement, les États doivent intégrer dans leurs codes criminel, pénal ou militaire ces incriminations et disposer des juridictions aptes à entendre de possibles infractions conformément au mécanisme de mise en œuvre nationale du droit international humanitaire. Dans le cas de juridictions nationales ne pouvant traiter effectivement de telles possibles violations, de manière complémentaire, la responsabilité pénale individuelle peut être engagée devant des juridictions pénales internationales, telles la Cour pénale internationale ou les tribunaux pénaux internationaux ad hoc. La pratique montre en outre que depuis leur institution, si ces juridictions doivent se déclarer incompétentes pour juger, par exemple du fait de leur Statut ou règles de compétence, des États peuvent encore exercer une compétence universelle à condition qu’ils aient intégré cette possibilité dans leur code criminel ou pénal. Ce système de lutte contre l’impunité en matière de crimes internationaux, certes imparfait, utilise la responsabilité pénale individuelle pour protéger les infrastructures particulières, et en l’espèce les ouvrages contenant des forces dangereuses et permettant l’irrigation et la fourniture d’eau potable.
L’effectivité du risque pesant sur un ouvrage structurant
Enfin, en dehors du cadre juridique, la capacité d’agrégation d’intérêts d’un barrage multifonctions tel le barrage de Mossoul contraint une partie belligérante disposant de perspectives de gestion territoriale pérenne à devoir pallier la disparition de modes de satisfaction de besoins humains essentiels en irrigation, eau douce, et énergie qui accompagnerait la destruction du barrage. Le barrage dispose d’un rôle de stabilisation structurelle et inertielle qui le protège d’avantage qu’il ne le désigne comme cible première.
Compte tenu de l’importance des règles encadrant le Tigre et l’ouvrage d’art, l’encadrement juridique comme l’effet de structuration matériel développent une protection remarquable autour d’un barrage aux fondations fragiles : par ses deux approches interétatique et pénale individuelle, il place le barrage au centre d’obligations de protection qui renforcent les intérêts des acteurs à maintenir le barrage plus qu’à le détruire. Au-delà du sensationnalisme de sa rupture, l’importante communication sur la fragilité du barrage depuis le début des conflits en Irak peut s’expliquer comme une défense factuelle et juridique a priori d’une possible rupture accidentelle ou collatérale du barrage bien davantage que comme l’émergence d’un moyen de défense ouvrant sur sa destruction volontaire. Ainsi, elle a accompagné en 2014-2015 la reprise du barrage de Mossoul aux combattants de l’organisation ÉI qui n’avaient pas poursuivi les travaux de solidification des fondations du barrage : la suspension de quelques mois de l’injection de ciment accroissait substantiellement sa fragilité au point de commander d’urgentes interventions de coulis pour éviter qu’il ne cède. Les intérêts balancés avaient en tout cas, et pour chaque partie belligérante, évité une rupture volontaire de l’ouvrage.
Cet équilibre créé par le contexte juridique de protection ayant une entité gouvernementale étatique est primordial. En réalité, la destruction est d’autant moins probable que l’entité qui le contrôle détient des aspirations de gestion souveraine du territoire et des populations dont la satisfaction de besoins essentiels est en partie agrégée autour d’un tel barrage multifonctions. La conclusion est différente dans le cas inverse : dans une stratégie de terre brulée, chaque décideur et combattant impliqués dans la destruction apprécie seul sa propre responsabilité pénale individuelle pour un crime international, sans équilibrage créé par la responsabilité d’entités étatiques gouvernant à long terme.
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