Stephan Martens1
¹ Professeur d’études allemandes et européennes à CY Cergy Paris Université. Stephan.martens@u-cergy.fr
RG v5n4, 2019
Résumé : La chute du Mur de Berlin a rendu possible la réunification de l’Allemagne et de l’Europe et a permis en trente ans à l’ex-RDA de rattraper le retard économique, mais le Mur dans les têtes révèle un fossé persistant entre l’Est et l’Ouest. La fin de l’exception allemande en Europe se traduit surtout par un paysage politique fragmenté et l’essor du populisme radical, principal défi à relever à l’avenir.
Mots-clés : réunification, reconstruction à l’Est, fossé Est-Ouest, normalisation, populisme.
Abstract : The fall of the Berlin Wall made possible the reunification of Germany and Europe and allowed the former GDR to catch up economically, but the Wall in the heads reveals a persistent gap between the East and the West. The end of the German exception in Europe is reflected mainly in a fragmented political landscape and the rise of radical populism, the main challenge for the future.
Keywords : reunification, east reconstruction, east-west divide, normalization, populism.
Il y a trente ans, en 1989, un nouveau monde s’ouvrait : la Guerre froide finie, la liberté et la démocratie semblaient enfin acquises, à l’Est comme à l’Ouest. Au plan géopolitique, la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, a eu des effets considérables, elle a permis l’unification de l’Allemagne et celle de l’Europe. L’essence de la politique à l’Est (Ostpolitik) des années 1970 et 1980, expression régionale d’une politique de détente globale (Martens, 1998), a même inspiré la politique étrangère d’autres pays. Ainsi, la Corée du Sud mène, entre 1998 et 2008, la politique du rayon de soleil, lancée par le président sud-coréen Kim Dae-Jung (et poursuivie de 2003 à 2008 par Roh Moo-Hyun), appelée aussi Nordpolitik (politique au Nord) – ainsi désignée en employant le terme allemand. La chute du Mur et l’unification constituent une référence constante dans la classe dirigeante sud- et même nord-coréenne (Bischof, 2019). Certes, le contexte géo-historique et l’environnement diplomatique ne sont pas comparables d’une région à une autre du monde, et le plus grand handicap de la presqu’île coréenne est que la guerre fratricide a durci les fronts, le mur entre les deux États coréens étant plus élevé et plus impénétrable que ne l’a jamais été le Mur de Berlin. En novembre 2010, le ministère sud-coréen de l’Unification, mis en place en 1998, annonce d’ailleurs l’échec de la politique du rayon de soleil (Hogarth, 2012). Les événements qui se sont déroulés dans la partie centrale du Vieux continent – en partant à Berlin, qui fut l’épicentre de la déchirure en Europe pendant la Guerre froide[1] – prouvent néanmoins qu’une configuration géopolitique n’est pas immuable, comme bon nombre de citoyens allemands, et européens, avaient été induits à le croire.
En 1989, la réunification de l’Allemagne – effective le 3 octobre 1990 – et celle du continent européen étaient sorties du domaine des rêves pour entrer dans celui du possible[2]. Rares étaient cependant les esprits clairvoyants pour comprendre que cette libération pouvait cacher les germes d’une désillusion et de ressentiments divers qui préparaient les populismes d’aujourd’hui, et l’Allemagne elle-même n’échappe plus à ce phénomène. La fin de la séparation « physique » de l’Allemagne, et du Vieux continent, n’a pas automatiquement entraîné la fin d’autres barrières – sociales, culturelles, linguistiques, historiques – plus subtiles à dompter, bien au contraire elles se sont mues en impacts transformationnels difficiles à surmonter. Si les nouveaux Länder ont bénéficié de transferts financiers en provenance de l’ouest d’un montant de près de 3 000 milliards d’€ en l’espace de trente ans, sans compter les investissements privés, le fossé entre Allemands de l’Est et de l’Ouest perdure aux plans socio-économique et psychologique. L’Allemagne s’est normalisée, mais l’enseignement essentiel de la chute du Mur et de l’unification est que même au sein d’un pays, supprimer l’écart économique et réaliser l’unité humaine et psychologique entre les habitants de deux sociétés si différentes sont des tâches complexes. En réalité, le long chemin de l’unification intérieure n’est pas encore achevé. Le processus d’unification n’est pas un passé achevé dont la fin serait marquée par la chute du Mur, mais une tâche nationale continuelle. On peut dire, d’un point de vue social, que la révolution n’a pas eu lieu à l’automne 1989, mais qu’elle se déroule sous nos yeux depuis trente ans comme une conséquence de l’unification.
1. Un essor à l’Est contrasté
Le temps qui sépare les Allemands de la démolition du Mur de Berlin est désormais plus long que la durée de son existence. Le Mur de la honte disparu, la reconstruction effervescente de Berlin a été mue par un désir collectif d’en effacer la trace, à l’image du Postdamer Platz qui de grande plaie béante au centre de Berlin s’est transformé en l’un des principaux points de jonction à l’infrastructure ultramoderne entre l’est et l’ouest de la ville. Marquée par de profondes mutations de son espace urbain, Berlin s’est aussi transmuée en centre mémoriel de l’Allemagne, avec notamment le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, perpétuant le souvenir des victimes exterminées par les nazis au cours de la Shoah, vaste champ couvert de 2 711 stèles de béton entre la porte de Brandebourg et le Potsdamer Platz, inauguré en 2005. Berlin est encore perçu comme une ville alternative pour de nombreux artistes du monde entier, où perdure le monde parallèle de la nuit et des night clubs, désormais berceau des fêtes sexpositives, où le genre et la sexualité sont facétieusement questionnés. Entre damnation de l’histoire et renaissance, le philosophe Bernard-Henri Lévy chante les louanges d’une ville qui, trente ans après la chute du Mur, est indéfinissable, exotique et passionnante : « Cette ville cosmopolite et libertaire, canaille et décontractée, cette ville démocrate et pluraliste, aimant un peu plus qu’ailleurs ses étrangers et ses minorités, cette ville où il reste même des zones où l’on refuse l’arraisonnement du monde par la loi de l’argent fou, je crois bien, oui, que cette ville-là est la vraie capitale de l’Europe du XXIe siècle » (Lévy, 2019).
Mis à part Berlin, qui vit au rythme d’une capitale internationale, l’ex-République démocratique allemande (RDA) se distingue cependant du reste du pays. Alors qu’en République fédérale d’Allemagne (RFA), la démocratie s’est établie avec le miracle économique et le plein emploi, la reconstruction à l’Est s’est installée avec la délégitimation brutale de toute une période et le chômage massif. L’acquisition des droits politiques est allée de pair avec une nouvelle insécurité sociale, économique, voire existentielle, au lieu de se traduire par une meilleure protection contre les risques de l’existence. Le Rapport annuel du gouvernement fédéral sur l’état de l’unification allemande (Jahresbericht der Bundesregierung zum Stand der Deutschen Einheit), publié par le ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie en août 2019, indique que la situation aux plans économique, infrastructurel et social s’est améliorée pour les Allemands de l’Est, notamment au niveau du taux de chômage[3], mais admet que le processus de rattrapage par rapport à l’ex-RFA est encore une réalité et qu’il s’accompagne d’une lassitude des citoyens est-allemands encore confrontés aux processus de transition. La population dans les nouveaux Länder, à son plus bas niveau depuis 1905 (Rösel, 2019), vieillit plus vite qu’à l’Ouest, 3,7 millions de personnes, surtout des jeunes qualifiés, sont partis s’installer à l’Ouest, le revenu moyen par habitant est encore plus faible en ex-RDA où se trouvent les sièges sociaux de seulement 37 des 500 plus grandes entreprises du pays.
L’Est a été aligné sur l’ensemble du système institutionnel de l’Ouest, et le remplacement du mark est-allemand par le mark ouest-allemand, à parité équivalente, dès le 1er juillet 1990, ainsi que la liquidation des formes économiques socialistes ont rapidement conduit à un choc de désindustrialisation. Non seulement les entreprises organisées par une économie planifiée dans une société de protection généralisée peinent à survivre dans un univers concurrentiel – 135 des 150 plus grosses entreprises de la RDA ont disparu –, mais plus de 3 millions d’emplois sont supprimés entre 1990 et 1993 – une situation douloureuse pour les personnes, dans la mesure où la RDA était une société marquée par l’idéal du travail. La Treuhandanstalt, l’institution fiduciaire créée en mars 1990 par le parlement est-allemand, fut en charge, jusqu’en 1994, d’organiser la transition du socialisme planifié au capitalisme de marché. Plus de 8 000 entreprises ont été privatisées, restructurées ou liquidées afin de pouvoir affronter la concurrence sur les marchés national et européen : une cure drastique nécessaire en raison de la vétusté des entreprises, mais au coût social et humain considérable.
Les dirigeants allemands ont certes mis en place de multiples programmes d’aide afin de soutenir la reconversion dans les cinq nouveaux Länder. Pour atténuer les disparités régionales – en vue de garantir sur tout le territoire fédéral des conditions de vie équivalentes, ce qui est exigé par la constitution –, ces derniers ont bénéficié des fonds européens, de transferts financiers massifs de l’État fédéral et de la péréquation financière entre Länder (Länderfinanzausgleich) – mécanisme de répartition des richesses entre Länder riches et Länder pauvres. Dance ce cadre, le gouvernement fédéral avait instauré, en 1991, la taxe de réunification – impôt de solidarité (Solidaritätszuschlag) –, qui représente 5,5 % des impôts sur le revenu et sur les sociétés, et adopté, en 1993, un Pacte de stabilité I (1995-2004), reconduit en 2004 sous la forme d’un Pacte de stabilité II (2005-2019), d’un montant de 156 milliards d’€, puisque l’homogénéisation des conditions de vie n’était pas encore atteinte. Or, la taxe de réunification arrive à échéance en 2019, et le Pacte de solidarité est remplacé à partir de janvier 2020 par un Dispositif d’aide aux régions structurellement faibles (BMBF-Konzept für strukturschwache Regionen), élaboré en juillet 2019 par le ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie, qui concerne l’ensemble des régions en difficultés à l’Est comme à l’Ouest. Même si les subventions, qui s’élèvent à 600 millions d’€, décaissées d’ici 2024, seront prioritairement affectées aux nouveaux Länder, les responsables est-allemands pointent la précarité trop grande de la situation vécue. Ainsi, Thomas Kralinski, secrétaire d’État aux médias et relations internationales du Land de Brandebourg, considère que plus qu’un rattrapage par rapport à l’ex-RFA, l’ex-RDA a besoin d’une longueur d’avance lui permettant un véritable renouveau (Kralinski, 2018).
Des régions entières en ex-RDA sont encore anémiques, de plus il faut prendre en compte le fait que les postes à responsabilité continuent à y être occupés par une majorité de managers originaires de l’ex-RFA (à hauteur de 77 %), que ce soit dans le monde politique, de l’entreprise ou au sein des administrations publiques, et 80 % des biens industriels administrés par la Treuhand sont tombés dans les mains d’Allemands de l’Ouest. Les groupes parlementaires au Bundestag La gauche (Die Linke) et Alternative pour l’Allemagne (AfD) – représentant la droite radicale populiste – ont d’ailleurs réclamé le 26 juin 2019 la mise en place, sans succès, d’une commission d’enquête parlementaire sur le rôle de la Treuhand, estimant que l’agence fiduciaire, accusée d’avoir dévasté le tissu industriel est-allemand, est à l’origine des inégalités de développement entre l’Est et l’Ouest du pays. Ce type d’argumentaire rejoint le discours des enjoliveurs de la RDA, dominé par un schéma narratif victimaire, qui omet l’état catastrophique des anciennes entreprises d’État – et qui risque même, selon certains observateurs, de mettre à mal la cohésion sociale du pays (Pötzel, 2019).
L’intérêt porté à ce dossier par les deux formations politiques n’est cependant pas surprenant, puisque c’est dans l’ex-RDA que Die Linke et l’AfD sont le plus implantées. Bien qu’issus de cultures politiques opposées, les deux partis courtisent le même électorat populaire qui a le sentiment, trente ans plus tard, de toujours payer les ratés de la réunification. De fait, leur discours traduit un malaise diffus au sein d’une partie de la population originaire de l’ex-RDA, ce qui explique aussi les résultats électoraux toujours divergents entre l’Est et l’Ouest et la méfiance face à la démocratie, plus répandue dans les nouveaux Länder.
2. Un mur invisible divise (encore) l’Allemagne
Le Mur de la honte a disparu, mais sa mémoire continue d’irriguer la ville de Berlin et le pays. Pour preuve, les interminables débats au parlement fédéral sur les modalités de construction du mémorial dédié à la liberté et à l’unité allemande au centre ville de la capitale – édification décidée le 9 novembre 2007 par les députés au Bundestag, suspendue le 12 avril 2016 par la Commission du budget du Bundestag en raison du coût trop élevé, et finalement poursuivie suite à un vote des députés le 1er juin 2017 (Saunders, 2018). Ce monument, qui sera inauguré à l’automne 2020 à l’occasion du 30e anniversaire de la réunification, prendra la forme d’une grande passerelle incurvée, surmontée des mots Wir sind das Volk. Wir sind ein Volk (Nous sommes le peuple. Nous sommes un peuple). La première partie de cette inscription reprend le slogan scandé par les manifestants est-allemands en septembre et octobre 1989, réclamant le changement en RDA, et qui a abouti à la chute du Mur.
Plus fondamentalement, la mémoire du Mur pèse de tout son poids sur la parole des femmes et des hommes qui, dans des témoignages écrits, des documentaires, manifestations publiques, partagent leur expérience, au présent, de la vie derrière un mur, dans un monde où tout ce que l’on a connu a été (presque) effacé, d’où des enchevêtrements compliqués du passé et du présent (Offenstadt, 2018). Certes, aucun citoyen de l’ex-RDA ne regrette la Stasi, police politique et organe de répression de la dictature du parti socialiste unifié (SED). Après la chute du Mur, les dissidents avaient exigé que les archives de la Stasi restent accessibles, afin que les victimes et les historiens puissent les consulter. 3,5 millions d’Allemands ont pu depuis consulter leur dossier et ont découvert un niveau de surveillance qu’ils ne soupçonnaient pas, apprenant parfois qu’un mari, un proche ou un collègue de travail les avaient trahis. La loi du 26 septembre 2019 adopte le projet élaboré par Roland Jahn, Commissaire fédéral en charge des archives de la Sécurité d’État de l’ancienne RDA, qui prévoit le transfert de l’héritage de la police secrète est-allemande aux archives fédérales – soit 111 km de documents écrits auxquels s’ajoutent 1,7 million de photos et 34 000 enregistrements sonores ou vidéo. Le délai permettant de vérifier pour des personnalités occupant des postes dans la sphère publique s’ils ont collaboré avec la Stasi a été prolongé jusqu’en 2030 – le délai précédent était fixé à 2019. Un moyen aussi de pouvoir réhabiliter les victimes de la dictature du régime est-allemand.
Si trente ans ont passé, nombreux sont cependant les Allemands originaires de l’ex-RDA à garder un rapport d’étrangeté vis-à-vis de l’Ouest. Il ne s’agit pas tant de nostalgie – même sous la forme du néologisme qu’est l’Ostalgie. Malgré des déceptions, jamais une large majorité d’Allemands de l’Est n’a souhaité un retour au modèle d’avant 1989. Ce sont plutôt les Allemands de l’Ouest qui, face à l’effort financier qu’exigeait d’eux l’unité, ont fait part à certains moments de leur lassitude, mais il faut se garder de confondre inquiétude et rejet de l’unité. Ainsi, à la question de savoir si l’unification a apporté plus d’avantages ou plus d’inconvénients, 72,7 % d’Allemands originaires de l’ex-RDA répondent plus d’avantages (contre 63,5 % d’Allemands originaires de l’ex-RFA). Mais 30,1 % d’Allemands originaires de l’ex-RFA estiment qu’elle a engendré plus d’inconvénients (contre 22,5 % d’Allemands originaires de l’ex-RDA) (INSM, 2019). En fait, la puissance de résilience qui émane d’un plus large processus de réveil mémoriel est à la mesure du choc des représentations. Au fil du temps, les citoyens de l’ex-RDA se sont sentis en décalage et ont développé un sentiment d’appartenance commune, mettant en valeur certaines dimensions protectrices du régime – emplois assurés ou droits favorisant le travail des femmes – pour faire comprendre que la RDA ne se limitait pas à son système politique, qu’elle était aussi une société où les notions de solidarité et d’égalité avaient leur place, et pour se réapproprier une mémoire qui a été dévalorisée après l’unification, puisque les discours dominants en Allemagne (de l’Ouest) renvoyaient les citoyens de l’ex-RDA presque uniquement à la dictature et à l’échec. En même temps, ces discours tendaient à mettre à jour, par réaction, le ressort inconscient du lien avec le passé et à engendrer, par ricochet, une certaine idéalisation de la RDA. On trouve aussi cette position dans les romans des enfants de la transition (Wendekinder), qui sont nés autour des années 1970 et qui racontent des souvenirs d’enfance propres à la RDA, alors même que ces jeunes n’étaient pas assez âgés lorsque le Mur est tombé pour avoir eu des décisions douloureuses à prendre – adhérer ou non au parti SED pour pouvoir faire des études ou accepter des compromis avec le régime pour éviter des ennuis. Leur identification avec la RDA passe donc par le récit d’une société qui proposait d’autres pratiques sociales, d’autres types de rapports sociaux. Et aujourd’hui, ce sont les enfants de l’après-tournant (Nachwendekinder), donc nés en (ex-)RDA juste avant ou après 1989, qui se sentent liés de manière diffuse à ce pays disparu et interrogent leurs familles sur la vie d’avant, les espoirs déçus, les tragédies cachées ou les pertes douloureuses (Nichelmann, 2019), suscitant de fait un renouvellement de quête d’identité.
Allant plus loin dans l’analyse des mentalités, Wolfgang Engler et Jana Hensel, deux auteurs originaires de l’ex-RDA, expliquent qu’après 1990, le vécu des Allemands de l’Est (Ostdeutsche Erfahrung) a été très différent de leur vécu du temps de la RDA (DDR-Erfahrung) et qu’on peut dire, en extrapolant, qu’une sorte d’identité spécifiquement est-allemande, distincte de l’identité RDA, se serait alors constituée, creusant le fossé entre l’Est et l’Ouest de l’Allemagne (Engler et Hensel, 2018) – et, selon un sondage, pour 74 % d’Allemands originaires de l’ex-RDA et 69 % d’Allemands originaires de l’ex-RFA « même trente ans après la chute du Mur les différences entre l’Est et l’Ouest sont toujours aussi importantes » (Der Spiegel Spezial, 2019 : 25). Par conséquent, ce que les citoyens ont vécu quand la société s’est effondrée est incomparable avec ce qu’ils ont vécu du temps de la RDA. Finalement, ce qui reste de la RDA, ce qui fait l’expérience d’être Allemand de l’Est trente après la chute du Mur, c’est essentiellement ce qui s’est passé après cette chute, et non pas entre 1949 et 1989 : cette période ne peut-être imputée aux dirigeants de la RDA, mais bien mise sur le compte du chancelier Helmut Kohl, qui avait promis de manière précipitée l’avènement, en ex-RDA, dès le début des années 1990, de paysages fleurissants (Blühende Landschaften), et du chancelier Gerhard Schröder, qui avait mis en place, en 2003, les douloureuses réformes sociales de l’Agenda 2010.
La singularité est-allemande est exacerbée par un fort sentiment de déclassement général et par les frustrations accumulées depuis les années 1990 qui conduisent à voter pour des mouvements politiques qui luttent contre les partis traditionnels des chrétiens-démocrates (CDU) et sociaux-démocrates (SPD), considérés comme responsables de tous les déboires. Les élections au Bundestag de septembre 2017, les élections européennes de mai 2019, ainsi que les élections régionales dans les nouveaux Länder de Brandebourg, Saxe et Thuringe, en septembre et octobre 2019, confirment l’effritement des deux grands partis de rassemblement, la constance des Verts et surtout le succès de l’AfD. À peine créé en 2013, à l’Ouest, l’AfD connaît une ascension fulgurante à l’Est à partir de 2015, avec les effets de la crise migratoire, pour entrer en 2017 au Bundestag avec 92 députés : c’est le premier parti radical à y être parvenu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, marquant ainsi le retour sur la scène politique allemande de l’extrême-droite (Amann, 2017 ; Moreau, 2017). L’analyse des résultats des élections européennes, en Allemagne, confirme ceux des élections fédérales de 2017 et montre l’émergence d’un clivage géographique qui oppose le vote écologiste et libéral à un vote AfD, à travers la réapparition du fantôme de l’ancienne frontière inter-allemande qui séparait la RFA et la RDA (Baloge et al., 2019).
On retrouve le même problème de la montée des populismes dans de nombreux pays d’Europe centrale et orientale (PECO). Trente ans après s’être libérée du joug soviétique, une majorité de citoyens de Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie, pays devenus prospères bien qu’étant encore en phase de rattrapage, adhère à des politiques illibérales (Kahn, 2019). L’intégration au sein de l’Union européenne (UE) s’est concentrée sur l’économie en laissant de côté la problématique socio-psychologique dans les sociétés issues des dictatures communistes. Les PECO ont appris qu’ils n’étaient en rien responsables des crimes commis au cours de la Seconde Guerre mondiale, puisqu’ils avaient été libérés par Moscou. À la fin de la guerre, la RFA n’a pas eu d’autre choix que de se confronter à son passé criminel, en raison de la politique de dénazification des puissances victorieuses et de sa responsabilité dans la planification et la mise en œuvre du génocide. En Europe de l’Est, où l’Holocauste a atteint la plus grande brutalité, parce qu’un grand nombre de Juifs y vivaient et que les nazis y avaient érigé massivement des camps d’extermination, ce travail reste à faire. L’AfD distille des valeurs illibérales auprès d’une population à l’Est qui n’a pas la même tradition d’autocritique qu’à l’Ouest. La question se pose de savoir si l’Allemagne de l’Est part ainsi à la dérive, car la radicalisation, qui explique en grande partie le rejet des réfugiés et immigrés, résulte d’une combinaison de facteurs allant de l’impossibilité du travail de mémoire après la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au déficit dans le travail de mémoire sur la seconde dictature de la RDA, en passant par la falsification de l’histoire par le régime de la RDA et les différentes réécritures politiques post-réunification. Le refoulement et le déni ont marqué la société est-allemande jusque dans la sphère privée.
C’est un paramètre extérieur qui vient conforter la fêlure entre l’Est et l’Ouest. Contrairement aux anciens Länder, les nouveaux militent pour une levée des sanctions qui frappent la Russie, leur ancien grand frère, depuis l’annexion de la Crimée en 2014. À l’issue de son entrevue avec le président Poutine, le 7 juin 2019, lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, Michael Kretschmer, ministre-président de Saxe, s’est prononcé en faveur d’une levée progressive des sanctions qui frappent la Russie. Moscou peut ainsi jouer sur la fracture politique qui sépare les deux Allemagnes, d’un côté ceux qui comprennent la Russie, et relaient ses postions en Europe, de l’autre côté ceux qui s’opposent à la menace de l’expansionnisme russe. En ex-RDA, où le passé communiste imprègne encore l’inconscient, la Russie peut toujours compter sur une forme de bienveillance. Critiqué par les autorités fédérales, le ministre-président conservateur de Saxe, bénéficie de l’appui de ses homologues des quatre autres Länder, qu’ils soient dirigés par des conservateurs, sociaux démocrates ou par die Linke, comme en Thuringe. Cette stratégie n’est pas innocente, car les ministre-présidents ont besoin de reconquérir au moins une partie de l’électorat de l’AfD, dont de nombreux adhérents soutiennent la Russie contre l’OTAN et perçoivent en Vladimir Poutine un modèle. Le discours du président fédéral, Frank-Walter Steinmeier, à Leipzig, pour les trente ans de la révolution pacifique dans la capitale de la Saxe, le 9 octobre 1989, lorsque des dizaines de milliers de citoyens étaient descendues dans la rue pour la liberté et la démocratie, sonne comme un avertissement et un appel au sursaut démocratique : il perçoit l’Allemagne comme un « pays fort, mais en partie déstabilisé », en raison des succès électoraux de l’extrême droite, un « pays en lutte pour sa cohésion », car en proie à des « fractures ».
3. Vers la fin de l’exception allemande ?
La fin de la division de l’Allemagne et le recouvrement de la souveraineté en 1990, en accord avec ses voisins et alliés, ont permis au pays de suivre un processus de normalisation de sa politique. Certes, en matière de politique étrangère, les questions de sécurité et de défense et l’utilisation de la Bundeswehr comme force d’intervention restent, en raison de l’histoire et du passé militaire, compliquées. Si l’engagement global des Allemands est une réalité – en Afghanistan ou en Afrique, et même en 1999 dans des opérations militaires de l’OTAN contre la Serbie pour mettre fin au drame du Kosovo, après le massacre de Srebrenica –, la priorité est accordée aux opérations de type onusien de maintien de la paix et de state-building. Le rôle du soldat allemand est plus celui d’un citoyen en uniforme, chargé d’opérations de police et de missions s’inscrivant dans l’aide au développement, que celui d’un combattant. Certes, sous la pression des alliés, surtout de Washington, Berlin s’efforce depuis la fin de la conscription, en 2011, d’augmenter les capacités de projection de forces de la Bundeswehr afin d’assurer un rôle majeur au plan de la gestion des crises, car il en va également de la crédibilité de l’Allemagne au sein de l’OTAN et de l’UE dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PESDC) et de l’Initiative européenne d’intervention (IEI), lancée en 2018. Cependant, de la théorie à la pratique, le chemin est long, plusieurs grands défis doivent être surmontés.
La Bundeswehr est une armée parlementaire, à savoir que le Bundestag décide de l’emploi des forces armées. Ce contrôle parlementaire, destiné à se prémunir de tout aventurisme de la part de l’exécutif, constitue, à l’évidence, une limitation dans le domaine opérationnel, d’une part en obérant les capacités de réaction rapide en cas d’urgence, d’autre part en fixant a priori une limitation spatio-temporelle à l’engagement des forces. Ensuite, loin de s’améliorer, la capacité de mise en action des forces armées s’est plutôt encore dégradée ces dernières années – et la candidature de l’Allemagne depuis 1992 à un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies se heurte à ses capacités financières. Depuis la fin de la Guerre froide, la part du budget fédéral consacrée à l’action extérieure (diplomatie, défense, aide au développement) a été divisée par deux, passant de 22 à 10 %, et le budget de la Défense, équivalent à 2,68 % du PIB en 1990, est passé à 1,48 % en 1999, puis 1,39 % en 2009 et 1,23 % en 2018, alors que la Bundeswehr est de plus en plus engagée dans des missions à l’étranger, de maintien de la paix, comme en Afghanistan ou en Afrique, ou plus offensives comme celle contre l’organisation État islamique en Syrie et en Irak. Le gouvernement fédéral a entamé une remobilisation des efforts en faveur de l’armée – qui va bénéficier dans les sept années à venir de sa première hausse d’effectifs depuis 1990[4], – et la chancelière Angela Merkel a régulièrement promis d’y remédier en déliant les cordons de la bourse. Il reste que Berlin a annoncé en mars 2019 que le budget alloué à ses forces armées allait reculer de 1,37 % en 2020 à 1,25% en 2023. L’Allemagne devrait ainsi manquer son propre but de porter ses dépenses de défense à 1,5 % du PIB pour 2025. Le problème est qu’en 2014, les pays membres de l’OTAN s’étaient engagés à ce que ces dépenses soient au moins égales à 2 % de leur PIB une décennie plus tard, soit en 2024 (Winter, 2019). Les tensions entre Berlin et Washington restent ainsi vives, puisqu’après les effets du scandale des écoutes, la discorde à propos du doublement du gazoduc Nord Stream et le débat sur la taxation des produits importés d’Allemagne, elles concernent désormais le budget fédéral de la Défense. Depuis son arrivée à la présidence américaine en 2017, Donald Trump n’a eu de cesse de bousculer l’OTAN, accusant en priorité l’Allemagne de vivre, en matière de défense, aux crochets de Washington et de ses dépenses militaires.
Le discours officiel allemand a commencé à évoluer à partir du début des années 2010 et porte notamment sur le degré de responsabilité que le pays doit pouvoir assumer en Europe et dans le monde. C’est l’intervention de Joachim Gauck, président fédéral, le 31 janvier 2014, à la Conférence sur la sécurité de Munich, qui est depuis lors vue comme une sorte de symbole de la nouvelle approche allemande : pour participer au développement équitable de l’ordre international, face aux conflits régionaux et aux dangers du terrorisme, la « République fédérale devrait, en bon partenaire, s’impliquer plus tôt, avec plus de détermination, et d’une manière plus substantielle ». Certes, Berlin a montré par de nombreuses initiatives qu’elle était prête à assumer des responsabilités accrues sur la scène internationale, comme l’implication dans la résolution de la crise ukrainienne en 2015, dans les négociations sur le nucléaire iranien ou l’accueil des réfugiés syriens. Plus d’engagement sur la scène internationale, ne signifie cependant pas plus d’interventions militaires ou l’affichage d’intérêts nationaux. En ce sens, la politique allemande s’inscrit dans la continuité. À la conférence des ambassadeurs, le 26 août 2019, à Berlin, Heiko Maas, ministre fédéral des Affaires étrangères, résume la philosophie qui anime la politique étrangère allemande, avant comme après l’unification, en ces termes : « La place de l’Allemagne est au milieu. Parce que notre stabilité et notre influence en Europe et dans le monde reposent avant tout sur la force de l’équilibre ». Les fondements de la politique étrangère allemande n’ont pas changé : coopération, multilatéralisme et culture de la retenue restent les notions clés pour la diplomatie allemande. Le discours général est désormais construit autour de la notion de responsabilité et non pas autour d’une définition des intérêts nationaux de l’Allemagne. La référence à la responsabilité permet de justifier auprès de l’opinion publique une politique plus active, mais il ne peut s’agir de l’abandon de l’ancienne ligne de politique étrangère, qui continuera à être perçue par les partenaires comme floue et parfois illogique, la notion de responsabilité ne pouvant pas développer la même force structurante que celle des intérêts nationaux. L’Allemagne ressemble ainsi à un géant craintif (Arnold, 2017), stratégiquement en retrait. Jusqu’à aujourd’hui, et de manière constante depuis 1990, tous les sondages démontrent aussi qu’une majorité d’Allemands, habituée à penser qu’une politique de retenue allemande relève d’un impératif moral découlant de l’histoire, a du mal à accepter l’idée d’une Allemagne plus active sur la scène internationale (Martens, 2017).
C’est au plan de la politique intérieure que l‘on peut, aujourd’hui, parler de la fin de l’exception allemande en Europe. Les principaux curseurs socio-économiques et dans le paysage politique se sont alignés sur ceux des partenaires européens (Bannas, 2019). Au plan économique et social, il est vrai que l’Allemagne, souvent érigée en modèle, bénéficie depuis le lancement des réformes de l’Agenda 2010, par le chancelier Schröder, en 2003, et poursuivies depuis par la chancelière Merkel, d’une phase exceptionnelle au niveau des performances : la locomotive de l’Europe reste le premier fournisseur de la quasi-totalité des pays sur le continent, le taux de chômage demeure très faible (3,1% en 2019) – le plus bas depuis plus de 40 ans –, le surplus commercial (260 milliards d’€) atteint 8,5 % du PIB (2018) et l’excédent budgétaire permet de réduire la dette publique à 58 % du PIB en 2019. Avec les réformes, les Allemands ont réalisé une relance des salaires par la compétitivité des entreprises, non par les dettes de l’État. La rigueur budgétaire, une obsession, a conduit en 2009 les dirigeants allemands à introduire dans la constitution la sacro-sainte règle du frein à l’endettement (Schuldenbremse), stipulant que le déficit budgétaire de la Fédération à partir de 2016, et aussi pour les Länder à partir de 2020, ne peut être supérieur à 0,36 % du PIB. Pourtant, alors que tous les indicateurs sont positifs, la première puissance économique de l’UE aurait, selon le rapport du FMI sur l’Allemagne, publié en juillet 2019, atteint ses limites, les ingrédients de son succès se seraient transformés en fragilités (IMF, 2019). Avec la question lancinante du vieillissement démographique, les revers accumulés depuis début 2019 – baisses de la croissance, de la consommation et de la production industrielle – ont déclenché dans les médias allemands et étrangers d’innombrables commentaires autour de l’idée d’obsolescence du modèle économique allemand. Les forces traditionnelles de l’Allemagne, paradoxalement, la fragilisent désormais : championne mondiale de l’industrie, elle est en retard dans le numérique comme dans la décarbonisation de l’économie et sa grande ouverture aux exportations – l’Allemagne mise sur l’échange international depuis le XIXe siècle, le fameux Made in Germany – la rend très sensible aux fluctuations du commerce mondial, aujourd’hui en proie à la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Les incertitudes internationales et les tendances protectionnistes à l’œuvre menacent l’équilibre global allemand. Selon le rapport du FMI, Berlin doit affronter ces défis en redonnant des marges de manœuvre aux ménages modestes et de classe moyenne pour réduire les écarts de revenu et pour soutenir la consommation et donc les importations. Le pays est aussi invité à investir plus largement dans les infrastructures et dans les technologies d’avenir. De nombreux experts allemands ont tiré la sonnette d’alarme depuis le milieu des années 2010, comme Marcel Fratzscher, directeur de l’Institut pour la recherche économique (DIW) de Berlin – auteur d’un ouvrage au titre sans équivoque : Die Deutschland-Illusion (L’illusion allemande) –, qui fustige le fétichisme budgétaire et un modèle faussement rassurant, en appelant les pouvoirs publics à faire face au creusement des inégalités ou encore à investir dans des infrastructures en ruine. Pour l’économiste Olag Gersemann, auteur de Die Deutschland Blase (La bulle allemande), on assiste au chant du cygne, d’une puissance économique qui profite d’une conjonction de circonstances favorables qui vont bientôt disparaître, voir s’inverser (Fratzscher, 2014 ; Gersemann, 2014). Au-delà des interrogations conjoncturelles, le débat est de plus en plus nourri sur la fragilité à moyen terme du modèle allemand qui amorcerait un déclin durable.
Les inquiétudes sur l’avenir, les déséquilibres externes, la crise migratoire de 2015, sont des phénomènes qui désormais nourrissent les votes des partis protestataires, et notamment de l’AfD. Comme dans les autres pays voisins, le paysage politique allemand est éclaté avec l’apparition de mouvements populistes. Le consensus permanent – l’une des forces du modèle allemand – a conduit à ce que sur des questions polarisantes les citoyens ne perçoivent plus les différences entre les formations politiques centrales. C’est en 2017, avec les élections au Bundestag et l’entrée de l’AfD, près de trente ans après la chute du Mur, que l’échiquier politique s’est transformé et aligné sur celui de ses voisins européens. Car jusqu’à cette date l’Allemagne était marquée par des majorités parlementaires claires, avec deux gros partis et deux plus petits (les libéraux du FDP, puis les Verts à partir de 1983) qui devenaient des partenaires de coalition, ou des grandes coalitions entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates. Ce n‘est pas pour autant l’avènement de la République de Berlin, terme qui a pris son essor sous la plume de l’écrivain et juriste Johannes Gross (Gross, 1995) et relève plutôt d’une formule-symbole ambigüe, se prêtant à des interprétations historiques subjectives : passage de la République de Bonn à celle de Berlin, laissant ainsi supposer une rupture avec les traditions politiques de la République fédérale d’après-guerre, ce qui n’est pas le cas (Martens, 1999). Aujourd’hui, c’est l’avènement de l’Allemagne du vivre-ensemble comparable, avec des points forts (accueil des réfugiés fuyant la guerre en Syrie et en Irak) et des points faibles (montée des extrémismes) à celui d’autres pays européens (Martens, 2018). La décision de la chancelière Merkel, le 4 septembre 2015, de permettre aux réfugiés bloqués à la frontière hongroise de venir en Allemagne, faisant passer le nombre de réfugiés installés dans le pays entre fin 2014 et fin 2015 à plus d’un million, a créé une onde de choc populiste dans toute l’Europe. Autant Angela Merkel – auréolée du titre de « Chancelière du monde libre », en couverture du magazine Time en date du 21 décembre 2015 – et une large partie de la population allemande, ont développé une vraie culture de l’accueil, autant sur la plan politique, la société s’est profondément divisée et polarisée autour des réfugiés et de l’islam, brisant la culture du compromis. Les deux grands partis, qui fondaient la stabilité de la démocratie allemande, ne représentent plus en 2017 que 53 % des voix (CDU : 32 % et SPD : 20 %), alors qu’aux élections fédérales de 2013 ils représentaient encore 67 % des voix (CDU : 41 % et SPD : 26 %) – tendance à la baisse confirmée aux élections européennes de 2019, où les deux partis rassemblent à peine 43 % des suffrages (CDU : 28 % et SPD : 15 %). Les nouvelles fractures surprennent dans le cas allemand, où la question européenne avait jusqu’à présent, justement, fait consensus, mais les banalisent finalement face à l’environnement européen. Le résultat aux élections régionales en Thuringe, du 27 octobre 2019, est marqué par une polarisation inédite et une fragmentation extrême du paysage, confortant le sentiment que l’Allemagne a perdu son statut d’îlot de stabilité politique en Europe. Ainsi, la CDU enregistre son plus mauvais score depuis 1990, avec seulement 21,8 % des voix (en recul de 11,7 points par rapport aux élections de 2014), le SPD atteint un nouveau point bas avec 8,3 % des voix (en recul de près de quatre points), mais l’AfD fait plus que doubler son score, à 23,4 %, devenant la deuxième force politique de la région derrière la gauche radicale Die Linke, qui progresse aussi de plus de deux points, à 31 %. Trente après la chute du Mur, l’Allemagne n’est plus immunisée contre l’extrémisme par son histoire et par sa réussite économique.
Conclusion
Les espoirs à l’Est comme à l’Ouest de l’Europe, étaient immenses en 1989. Construite dans la peur du passé, des deux guerres mondiales, les peuples d’Europe se mettent, aujourd’hui, à regretter les années de la Guerre froide, où tout semblait plus simple, et à avoir peur de l’avenir. Pour les auteurs d’une vaste étude menée en juin 2018 en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne et en Pologne, la question de la nostalgie peut être vue comme un miroir des sentiments d’insécurité de la population : la rhétorique de la nostalgie d’un temps où tout était mieux et plus prévisible comme un antidote à un fort sentiment d’anxiété ou de menace. Aujourd’hui, les responsables politiques appliquent des solutions technocratiques aux problèmes et ignorent les besoins émotionnels de la population (Vries (de) et Hoffmann, 2018). Pour l’Allemagne, divisée pendant quarante ans et balafrée par un mur durant vingt-huit ans, cela signifie, trente ans après la chute du Mur, plus que la reconstruction de l’ex-RDA, de recoudre la psyché de toute une nation – la plaie étant encore ouverte –, et la problématique de l’extrême droite fera partie de cette douloureuse cautérisation.
Les difficultés de l’Allemagne à gérer l’après-1989, malgré des réussites incontestables et une ex-RDA pleinement intégrée au sein de l’Allemagne et de l’UE, tendent à démontrer à quel point il est complexe psychologiquement de venir à bout d’un mur, même lorsqu’il s’est effondré. Pour cela, il s’agit de rester déterminé et de refuser le fatalisme, à l’image d’Angela Merkel, originaire de l’ex-RDA et première femme à avoir été élu chancelier. À Cambridge, le 30 mai 2019, elle a prononcé le discours clôturant la cérémonie de remise des diplômés de l’Université de Harvard pour l’année 2019. En puisant dans son passé, elle déclare que le « Mur était sur [mon] chemin à Berlin, mais ce qui paraît intangible peut changer », et conclue par ces mots : « Faites tomber les Murs de l’ignorance et de l’étroitesse d’esprit, rien ne doit rester tel qu’il est ». La chancelière Merkel signifie ainsi que toute désillusion, terreau idéal pour les populistes, ne doit pas occulter le fait que la liberté acquise en 1989 est un bien inestimable.
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Notes
[1] Lors du discours prononcé le 5 mars 1946 au Westminster College de Fulton, dans le Missouri, Winston Churchill utilise pour désigner la frontière séparant le bloc de l’Est du monde occidental pendant la Guerre froide l’image du rideau métallique (iron curtain) qui, dans les théâtres, sépare la scène de la salle : « De Stettin dans la Baltique à Trieste dans l’Adriatique, un Rideau de fer est descendu à travers le continent ». Même si le Mur édifié en 1961 par les autorités est-allemandes pour séparer la zone soviétique des zones occidentales de Berlin ne représentait qu’une infime portion du Rideau de fer il tend, dans le langage courant, à se confondre avec ce dernier.
[2] La volonté des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) d’un retour à l’Europe donne au principe de l’élargissement de l’Union européenne (UE) une dynamique inédite, avec l’arrivée au sein de l’Union de Chypre, de Malte, de la Hongrie, de la Pologne, de la République tchèque, de la Slovaquie, de la Slovénie et des trois États baltes (2004), de la Bulgarie et de la Roumanie (2007) et de la Croatie (2013), après l’élargissement de l’UE à l’Autriche, la Finlande et la Suède (1994).
[3] De 17,1 % (contre 7,6 % à l’Ouest) en 1999, le taux de chômage à l’Est est passé à 12 % (contre 6,6 %) en 2009 et à 6,9 % (contre 3,1 %) en 2009.
[4] Les effectifs de la Bundeswehr sont passés de 510 000 soldats en 1990 à 180 000 en 2018.