La délimitation en mer de Beaufort – une entreprise aux enjeux multiples

Marine Boulanger1

1 Titulaire d’une maîtrise en sciences géographiques (M.Sc.Geogr)
Marine.Boulanger.1@ulaval.ca 

RG v1 n2, 2015


Résumé : Il existe en mer de Beaufort, située entre l’Alaska arctique et l’Arctique canadien, une situation diplomatique bien particulière. Alors que des accords récents de délimitation maritime en Arctique pourraient leur servir d’exemple, les États-Unis et le Canada ne parviennent toujours pas à se mettre d’accord sur la délimitation de cette mer, et ce depuis une quarantaine d’années. Cet article vise donc à analyser brièvement quelles pourraient être les raisons de la pérennisation de ce différend. On découvre que les enjeux liés à la délimitation de la mer de Beaufort sont plus importants que pourraient le laisser croire les apparences.

Abstract: In the Beaufort Sea, located between the Alaska Arctic and the Canadian Arctic, there is a particular diplomatic situation. Whereas they could be inspired by recent agreements about maritime delimitations in the Arctic, the United-States and Canada have not been able to reach an agreement over the Beaufort Sea boundary for nearly forty years. The aim of the article is to briefly analyze why the negotiations seem to be at a standstill. We find out that the stakes of the Beaufort Sea delimitation are more important than what we could think firstly.

Mots clés : Frontière maritime, Arctique, différend, États-Unis, Canada, souveraineté.

Keywords: Maritime boundaries, Arctic, United States, Canada, Sovereignty


Alors que les informations médiatiques sur la situation en Arctique ont une propension à afficher un ton alarmiste, la réalité est bien différente, puisque cette région n’est pas bouleversée par des ambitions étatiques belliqueuses. Il perdure en effet quelques différends maritimes, dont le processus de définition des plateaux continentaux étendus pourrait accroitre le nombre, mais aucun d’entre eux ne semble susceptible de conduire à une nouvelle guerre froide[1].

En ce qui concerne le Canada, le désaccord avec le Danemark en mer de Lincoln ne concerne par exemple que la délimitation d’une parcelle maritime de 222,3 km², et un différend territorial à propos de l’île de Hans de 1,3 km²[2]. Du fait de la petitesse des zones concernées, les enjeux de ces deux différends sont faibles. Le 28 novembre 2012, les deux États sont d’ailleurs parvenus à conclure un accord de principe sur le tracé de la frontière maritime en mer de Lincoln[3]. Une fois ratifié, cet accord offrira les bases pour mettre fin à un différend vieux de 40 ans.

Le désaccord en mer de Beaufort concerne quant à lui un espace maritime de 21 390 km², et perdure depuis une quarantaine d’années. Que se passe-t-il véritablement là-haut ? Pourquoi le Canada et les États-Unis ne prendraient-ils pas exemple sur l’accord de 2010 entre la Russie et la Norvège, réglant le problème de la délimitation frontalière en mer de Barents datant de 1970 ? Il s’agit dans cet article de résumer la situation en mer de Beaufort, afin d’annoncer des clefs de réflexion sur le pourquoi de la pérennisation de ce différend.

Il existe plusieurs zones maritimes définies par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982[4] (ci-après CNUDM). Tous les espaces maritimes sont mesurés à partir de la ligne de base qui correspond à la ligne des eaux de la plus grande marée basse. Les eaux intérieures sont les eaux situées derrière cette ligne (les lacs, les havres, les ports, etc.), et la mer territoriale désigne la partie de mer qui s’étend au large jusqu’à 12 milles marins. L’État côtier est souverain dans ses eaux intérieures et sa mer territoriale, puisqu’elles sont en quelque sorte assimilées au territoire terrestre. Les eaux, le fond marin ainsi que le sous-sol sont en effet sous sa compétence pleine et entière.

S’en suivent la zone économique exclusive (ci-après ZEE) de 200 milles marins, et le plateau continental qui s’étend jusqu’au rebord externe de la marge continentale, ou jusqu’à la limite de 200 milles marins quand ce rebord se trouve à une distance inférieure. Dans sa ZEE, l’État côtier n’est pas souverain, mais possède des droits souverains sur les ressources naturelles, biologiques ou non biologiques présentes à la surface de l’eau, dans la colonne d’eau, sur les fonds marins et dans les sous-sols en vue de leur exploration ou de leur exploitation. Ce sont des droits portant non pas sur la zone en tant qu’espace, mais sur les ressources qu’elle contient. Concernant le régime juridique du plateau continental, celui-ci est très semblable au régime de la ZEE, et concerne l’exploration et l’exploitation des ressources naturelles des fonds marins.

S’agissant des limites externes de ces espaces maritimes, les règles sont clairement définies par la CNUDM, néanmoins s’agissant des délimitations de ces zones entre États voisins, les choses se compliquent un peu. C’est le cas en mer de Beaufort, puisque le cœur de ce désaccord repose sur la délimitation latérale entre le plateau continental des États-Unis (la limite à l’est de cet espace maritime) et celle du Canada (la limite ouest de son plateau).

Depuis les années 1970, ces deux États sont en désaccord s’agissant de la limite latérale de leur plateau continental et de leur ZEE en mer de Beaufort. Ils s’appuient sur les dispositions du traité de 1825 entre la Russie et la Grande-Bretagne[5], et du traité de 1867 entre la Russie et les États-Unis[6] portant sur l’achat par ces derniers de l’Alaska. Le premier traité établit la frontière terrestre entre l’Alaska, appartenant alors aux Russes, et le Yukon, en suivant le 141e méridien ouest. Le second traité décrit la frontière est de l’Alaska en suivant le même tracé que celui voulu par le traité de 1825. C’est à la lumière de ces deux traités que le Canada revendique que la frontière maritime entre son plateau continental et celui des États-Unis doit suivre le 141e méridien ouest. Les États-Unis, quant à eux, estiment que la délimitation appropriée doit être une ligne d’équidistance, c’est-à-dire une ligne dont les points de coordonnées sont situés à égale distance de la côte des deux États.

Que prévoit le droit international de la mer dans cette situation ? Lorsqu’il existe un différend maritime entre deux États, la procédure obligatoire à suivre est la négociation. Ce mode de règlement non juridictionnel est prévu à l’article 6 al. 1 de la Convention sur le plateau continental de 1958[7] et aux articles 74 s’agissant de la délimitation de la zone économique exclusive et 83 concernant les plateaux continentaux de la CNUDM. Elle est un préalable à l’accès aux autres méthodes de règlement des différends. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, les États peuvent recourir à la médiation ou à la conciliation ou encore à l’arbitrage, à la Cour internationale de justice ou au Tribunal international du droit de la mer[8].

Pour l’instant, toutes les tentatives de négociations des deux États sont restées vaines. Une solution pour remédier à l’immobilisme de ce désaccord serait de recourir à un juge, mais cette éventualité n’est pas la plus avantageuse en raison du coût et du caractère aléatoire de la décision rendue. Une des raisons à l’origine de l’absence de limite maritime en mer de Beaufort pourrait être que cette situation n’est pas considérée comme problématique et donc urgente par les deux gouvernements. En effet, de nombreux témoignages attestent que ce différend est correctement géré et ne pose aucun problème de souveraineté ou de défense[9]. Cela est d’autant plus vrai qu’en règle générale, les États ont tendance à privilégier la coopération étatique à la conflictualité. La future guerre froide voulue par les médias n’est donc pas prête de se produire.

FIGURE 1
Triangle de désaccord en mer de Beaufort

Sources : http://www.nauticalcharts.noaa.gov/; http://www.geobase.ca/
Réalisation : Marine Boulanger (2015)

À ce climat diplomatique à l’origine certainement de la pérennisation de ce différend, s’ajoutent les politiques arctiques des deux protagonistes. En effet la politique canadienne de cette région se base sur la préservation de l’intégrité de son identité nationale, justifiée par la prétendue menace de sa souveraineté en Arctique. La campagne électorale de 2006 de Stephen Harper était fondée sur la défense de la souveraineté canadienne en Arctique. Il a donc été élu par la population canadienne dans l’idée, entre autres, que celui-ci veillerait à préserver l’intégrité du territoire du pays. Cet accent sur les enjeux d’une souveraineté prétendument menacée a contribué au regain d’intérêt de l’opinion canadienne, tout en instrumentalisant cette stratégie à des fins partisanes. Le fait est que nombreux sont les Canadiens qui considèrent aujourd’hui que l’Arctique appartient à l’identité nationale. La conséquence est qu’Ottawa ne peut pas envisager un consensus avec les États-Unis sans risquer d’être mal vu par l’électorat qui a élu un parti qui a fait campagne pour justement préserver l’intégrité de l’identité nationale canadienne en Arctique. La marge de manœuvre du gouvernement conservateur sur la scène des négociations se trouve donc amoindrie.

S’agissant de la politique arctique américaine, celle-ci semble moins virulente, puisque les États-Unis ne placent pas cette région en tête de leur programme politique. En effet, alors que le Canada a toujours eu tendance à réagir avec ferveur lorsqu’il s’agit de montrer qu’il est prêt à préserver ses intérêts nationaux face à Washington, les États-Unis, eux, se montrent relativement indifférents vis-à-vis des questions arctiques. Ils ont une perception globale et stratégique de la région arctique, où l’Alaska n’est qu’un élément clef parmi d’autres[10]. Cette superpuissance possède des intérêts plus importants ailleurs dans le monde. L’Arctique constitue donc pour l’instant une région finalement moins primordiale que d’autres. Lackenbauer et Huebert parlent à ce propos d’un hypernationalisme canadien en contraste avec des intérêts géopolitiques globaux américains[11].

L’Arctique canadien et l’Arctique américain à eux seuls contiendraient 45% de toutes les réserves énergétiques non découvertes de l’Arctique[12]. Alors qu’on pourrait penser que cet aspect motive les deux protagonistes pour parvenir à un accord, en vérité, cela semble plutôt avoir un effet négatif, au vu des impacts considérables qu’aurait l’instauration d’une frontière maritime sur les quantités de ressources dont disposeraient alors les États-Unis et le Canada. Le résultat est donc un renforcement des positions étatiques, et un refus d’accepter la revendication de l’autre.

Mais du fait de l’environnement fragile de la région arctique, des conditions climatiques extrêmes de cette zone, et des technologies et infrastructures de forage spécifiques nécessaires pour y faire face, de la dépendance à la fluctuation du cours du pétrole qui est actuellement en chute, les activités extractives en mer de Beaufort ne semblent pas être les plus avantageuses. Cela peut contribuer d’une certaine manière à la démotivation des gouvernements pour parvenir à un accord de délimitation en mer de Beaufort. En effet, les compagnies ne misent pas tous leurs efforts d’investissements dans cette zone maritime dont la rentabilité économique est trop aléatoire, cela pourrait expliquer pourquoi les deux États ne se pressent pas pour organiser des négociations. De plus, l’opposition des organisations environnementales ne fait que compliquer la donne.

Délimiter la mer de Beaufort est donc une entreprise plus que délicate, face à la multiplicité des enjeux qu’elle recouvre.

Malgré leurs tentatives pour trouver un terrain d’entente, le Canada et les États-Unis ne sont toujours pas parvenus à un accord. Quelles sont les conséquences de cette situation ? À l’heure actuelle il existe un statu quo à l’intérieur du triangle de désaccord, c’est-à-dire qu’en termes d’extraction des ressources, aucune compagnie n’est autorisée à explorer ou exploiter des hydrocarbures. La perte financière pour ces entreprises et pour les États souverains est certes importante, mais en raison de l’actuelle faible rentabilité de telles activités dans cette zone, les acteurs auraient peut-être plus intérêt à se pencher sur des projets moins risqués ailleurs dans le monde. Les conséquences en termes de ressources halieutiques sont nulles, car il n’existe pas de pêche commerciale en mer de Beaufort, même si Ottawa n’a pas apprécié le moratoire unilatéral sur la pêche décrété par Washington en 2009, y compris dans la zone en litige. D’un point de vue juridique, le fait que les États-Unis n’aient pas ratifié la CNUDM ne fait aucunement obstacle à une éventuelle résolution de ce différend. En effet, ils ont officiellement reconnu que toutes les dispositions importantes de ladite convention sont du droit coutumier.

L’absence de délimitation dans cette mer arctique ne semble pas être véritablement problématique ni pour les deux gouvernements ni pour les compagnies pétrolières qui ont d’autres opportunités ailleurs dans le monde. Néanmoins, cette situation ne pourra pas durer éternellement ; Ottawa et Washington devront placer ce désaccord en haut de leur programme politique s’ils ne veulent pas que cette situation nuise un jour à leur crédibilité au sein de la communauté internationale.

Références bibliographiques/Notes de bas de page

[1]. Radio-Canada (2014). Vers une nouvelle guerre froide en Arctique ? En ligne : http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/international/2014/05/22/009-arctique-tensions-canada-russie.shtml

[2]. Lasserre, F. (2011). Frontières maritimes dans l’Arctique : le droit de la mer est-il un cadre applicable ? CERISCOPE Frontières.

[3]. Ministère des Affaires étrangères, Commerce et Développement du Canada (2014). Le Canada et le Royaume du Danemark concluent un accord de principe sur la frontière dans la mer de Lincoln. En ligne : http://www.international.gc.ca/media/aff/news-communiques/2012/11/28a.aspx?lang=eng

[4]. Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, 10 décembre 1982, 1834 RTNU, p. 176 (Entrée en vigueur le 16 novembre 1994).

[5]. Convention, entre la Grande-Bretagne et la Russie, concernant les limites de leurs possessions respectives sur la côte du nord- ouest de l’Amérique et la navigation de l’Océan Pacifique, 16 février 1825 [Traité russo-anglais 1825].

[6]. Convention between the United States of America and His Majesty the Emperor of Russia, for the Cession of the Russian Possessions in North America to the United States, 30 mars 1867, Treaties and Conventions, Rev. Ed. 1873, p. 741 [Traité russo-américain 1867].

[7]. Convention sur le Plateau Continental, 29 avril 1958, Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 499, p. 311. (Entrée en vigueur le 10 juin 1964).

[8]. Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, op. cit., Art. 287.

[9]. Gouvernement du Canada (2007). Stratégie pour le Nord du Canada. Notre Nord, notre patrimoine, notre avenir. Ottawa (Ontario), p. 13 ; voir aussi Ministère des Affaires étrangères du Canada, (2010). Énoncé de la politique étrangère du Canada pour l’Arctique : Exercer notre souveraineté et promouvoir à l’étranger la Stratégie pour le Nord du Canada. Ottawa, p. 8 : « Tous ces désaccords sont bien gérés et ne posent aucun problème pour le Canada sur le plan de la défense » ; lire les propos de Catherine Loubier à Canwest News Service dans Boswell, R. (2010). Beaufort Sea Breakthrough. Vancouver Sun : 17 février ; Comité permanent à la défense nationale du Canada, (2010). 3e rapport : «  La souveraineté du Canada dans l’Arctique ». Ottawa, juin 2010, p. 7 ; Gouvernement du Canada, (s.d.). Réponse du gouvernement du Canada au troisième rapport du Comité permanent de la Défense nationale, intitulé La souveraineté du Canada dans l’Arctique.

[10]. Frédérick, M. (1988). « La Politique Arctique des États-Unis et le cas de la Souveraineté du Canada dans le Nord. Études internationales, vol. 19, n° 4 : p. 673.

[11]. Lackenbauer, W., & Huebert, R. (2014). «Premier partners: Canada, the United States and Arctic security». Canadian Foreign Policy Journal, vol. 20, n°3 : p. 320.

[12]. Eurasia Group, (non daté). Opportunities and Challenges for Arctic Oil and Gas Development. Report for Wilson Center, Washington, D.C. : p. 6.