
RG v8n1, 2022
Emmanuel Lincot et Emmanuel Véron (2021). La Chine face au monde : une puissance résistible. Paris : Capit Muscas.
Emmanuel Lincot, professeur à l’Université Catholique de Paris, et Emmanuel Véron, enseignant-chercheur à l’IFRAE et à l’École navale, co-signent cet ouvrage de réflexion sur la politique de la Chine dans le monde, sur les réactions que son ascension politique et économique suscite, et sur les fondements sur lesquels la Chine s’appuie dans cette politique. L’ouvrage, concis et libre de digressions théoriques, est de lecture agréable. L’objectif des auteurs est de proposer une analyse courte de la nature de la puissance chinoise contemporaine et de la trajectoire qu’elle a impulsée « pour recentrer le monde sur elle-même ». Les ruptures structurelles dont elle est à l’origine sont mises en avant par les auteurs qui évoquent une « Chine prédatrice » tout en la caractérisant de « puissance hégémonique et singulière », voire « dangereuse ». L’histoire de la Chine y est abordée de sorte à comprendre comment son passé façonne aujourd’hui sa politique intérieure et étrangère, les deux étant profondément liées. Son développement technologique et la nature de ce régime qualifié par les auteurs de « cybercrature totalitaire » lui donnent désormais les moyens de contrôler étroitement sa population, malgré des oppositions réelles. On l’aura compris, il s’agit ici d’un essai engagé, argumenté mais qui laisse de côté la neutralité classique du chercheur. Ici, la connaissance du monde chinois des deux auteurs est mobilisée et mise au service d’une analyse, non pas « antichinoise » se défendent les auteurs, mais engagée face au développement de la puissance d’un État « révisionniste » et « revanchard » qui pourrait à terme menacer les valeurs mêmes des démocraties.
L’ouvrage propose une analyse en trois temps : un retour sur l’identité chinoise et sa mobilisation au service d’un régime politique; un examen de la puissance chinoise et de son déploiement international ; et enfin, l’analyse de la concurrence que la Chine souhaiterait initier pour bousculer l’ordre international actuel.
Identité chinoise : histoire, régime et singularité
Les auteurs évoquent ainsi la diplomatie agressive de la Chine dans les relations internationales contemporaines et de mettre en avant le concept de « loups combattants » pour la décrire. Il en est ainsi à l’égard des intimidations visant les spécialistes de la Chine, notamment les universitaires occidentaux. Si la puissance est une obsession chinoise en raison de son « passé amnésique », cela explique les dérives totalitaires du régime, en « quête d’unicité ». Le régime cherche à obtenir une sinisation par la force, « à l’image de celle exercée à l’encontre de la minorité ouïgoure dans le Xinjiang ». Les technologies numériques sont plus que jamais un outil dont se sert le régime chinois pour tenter de maîtriser l’information et dépeindre une réalité fictive. Pour cette stratégie de formatage de la pensée, le régime peut s’appuyer sur une fonction publique pléthorique de dix millions de fonctionnaires.
Les auteurs évoquent dans cette partie le « sharp power » de la Chine : un « pouvoir qui perce, pénètre et perfore l’environnement politique et informationnel des pays-cibles ». Il s’agit, ici, de caractériser la « propagande subversive et corrosive » de la Chine.
Les auteurs abordent les relations internationales de la Chine en soulignant la stratégie déployée par Pékin depuis plusieurs années : pénétrer, infiltrer un grand nombre d’organisations internationales stratégiques, notamment les institutions onusiennes, en plaçant ses représentants ou ceux de ses alliés à des postes-clés. Rien de condamnable en soi, mais la Chine applique cette stratégie avec constance et détermination, ce qui lui permet à terme de peser dans les décisions de ces organisations et d’orienter leurs discours, leurs critères, leurs normes. La Chine est en quête de définition de nouvelles règles du système international, remettant en cause l’actuel droit international au profit d’une relecture du droit international, ou du droit chinois, notamment en droit des investissements. La Chine cherche peu à peu à imposer ses propres normes, conduisant les auteurs à évoquer un objectif de « sinisation des relations internationales » de la part du régime chinois.
La puissance chinoise : de l’Asie à la conquête de l’espace
Bien que la montée en puissance de la Chine modifie les équilibres stratégiques en Asie, la Chine demeure une « fragile puissance globale ». En Asie, son leadership lui est disputé par le Japon et par l’Inde, avec laquelle les relations sont tendues depuis des décennies, du fait de litiges territoriaux en Himalaya, mais aussi d’une durable rivalité pour le leadership régional.
Les mers de Chine orientale et méridionale sont l’objet d’importants litiges frontaliers. La montée en puissance chinoise se traduit par l’affirmation de moins en moins nuancée des objectifs chinois, le contrôle des petits ilots certes, mais surtout des espaces maritimes de ces mers de Chine. La question du statut et de l’autonomie de Taïwan demeure un dossier préoccupant, Pékin ne faisant pas mystère de son désir de voir l’île « rebelle » réintégrer le giron de la République populaire, plutôt tôt que tard, et par la force s’il le faut. Si longtemps Taiwan a cru que sa puissance économique et militaire, avec le soutien des États-Unis, la mettait à l’abri d’un éventuel aventurisme chinois, le rattrapage de la Chine sur ces deux plans bouleverse ces calculs et rend la pérennité de l’existence d’un gouvernement de facto indépendant de Taiwan problématique. Cette question est attentivement suivie par les chancelleries des grandes puissances, au premier rang desquelles les États-Unis et le Japon, étant donné que « la prise par la force de l’île n’est pas exclue ».
La compétition sino-américaine dans la zone est forte et s’est accentuée avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche. Depuis la présidence Obama, face à la modernisation du dispositif militaire chinois, Washington cherche une stratégie visant à contrer l’ascension chinoise en Asie. La Chine s’efforce de limiter cette présence américaine au niveau diplomatique que militaire, et de saper les manœuvres politiques visant à fédérer les puissances régionales inquiètes de la montée en puissance de Pékin, à commencer par le Japon, mais aussi l’Australie, l’Inde, le Vietnam. Cette politique se traduit par des alliances de circonstances dont le dernier avatar est incarné dans le concept de région indo-pacifique.
Cette section de l’ouvrage permet également aux auteurs d’aborder le rapport de l’Union européenne à la Chine. L’Union européenne a pris conscience du danger chinois et de la nécessité de protéger ses sites industriels « stratégiques ou critiques ». Les auteurs suggèrent qu’un « filtrage des investissements étrangers (permettrait) à l’UE de mieux protéger son industrie, sa compétitivité et son indépendance stratégique ». La Chine est en effet, rappellent les auteurs en reprenant les propos de la Commission européenne en 2019, un « rival voire une menace systémique », propos peu diplomatiques qui traduisent l’inquiétude nourrie par plusieurs pays de l’Union à l’endroit de l’activisme économique de la Chine en Europe, et diplomatique en Europe centrale et orientale avec la coopération 16+1 qui a vivement irritée Bruxelles et plusieurs chancelleries ouest-européennes. A contrario, la Chine craint un alignement de l’UE sur les positions américaines.
Une puissance résistible ?
Bien que, pour les auteurs, la Chine soit un acteur hégémonique, qui cherche à imposer un système normatif bien précis construit autour de ses propres valeurs, elle demeure une puissance résistible, dans la mesure où elle est caractérisée par une inexpérience de la guerre, à la différence des États-Unis. Cet héritage est-il suffisant pour exclure la possibilité du déclenchement d’un conflit, délibéré ou accidentel ? Car en effet, si les États-Unis, ont l’expérience récente du combat, ils ne l’ont guère face à une puissance nucléaire et la détermination de leur opinion publique dans la perspective d’un affrontement avec la Chine ne parait pas solide, alors qu’il n’est pas sûr que l’opinion publique serait faible du côté chinois. L’avantage militaire, qui au reste peut changer avec le temps et l’évolution des doctrines et des matériels, ne parait pas aussi solide qu’il n’y parait si on intègre les variables politiques et sociales.
L’idée que la puissance de la Chine soit résistible suppose également que les États occidentaux réexaminent leurs propres représentations. En effet, l’ampleur des craintes que suscite l’ascension de la Chine est à l’image des désillusions occidentales face à la trajectoire de celle-ci. Pendant de nombreuses années, les Occidentaux ont cru que le commerce et les investissements avec une Chine qui s’ouvrait à l’économie mondiale allaient peu à peu transformer la Chine et la rendre perméable aux valeurs occidentales, pensées comme l’aboutissement de l’Histoire et le point focal des objectifs de développement de tous les États. Il n’en a rien été et « la libéralisation du régime n’a pas eu lieu ». Cette hubris ébranlée aboutit aujourd’hui à de douloureux constats : le monde occidental n’est pas, ou plus, le phare de la marche du monde.
Il semble que, pour les auteurs, l’ascension de la Chine soit résistible dès lors que ses mécanismes en ont été décryptés, analysés et que le rôle d’un certain laisser-faire de la part des Occidentaux dans cette ascension en soit ainsi mis en lumière. Mais, au-delà de l’analyse de la détermination chinoise à mobiliser sa puissance retrouvée pour remettre en cause l’ordre international actuel, établi par les Occidentaux, le caractère résistible de l’ascension de la Chine parait moins clairement mis en lumière. Implicitement dans l’ouvrage, le message semble être qu’il incombe désormais aux gouvernements, après réflexion, de rebondir pour enrayer l’ascension de la Chine en exploitant les faiblesses, bien réelles, de la Chine qui s’éveille à vive allure.
La Chine face au monde constitue donc un ouvrage à thèse certes, mais qui propose une lecture documentée sur une question qui continuera de marquer l’actualité politique mondiale pour de nombreuses années.
Frédéric Lasserre