Nicolas Paquet¹
¹Doctorant, École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional (ÉSAD), Université Laval, Québec, Canada. nicolas_paquet@hotmail.com
Jérusalem. La ville par excellence du conflit géopolitique. On ne compte plus les articles de périodiques, les chapitres d’ouvrages et les monographies la prenant pour objet. Peu de travaux traitent cependant de son urbanisme. Il manquait, à ce jour, un ouvrage comme celui que nous propose Irène Salenson, faisant preuve de distanciation critique, et mettant au jour ses principaux enjeux géopolitiques.
Avec Jérusalem : bâtir deux villes en une, Irène Salenson vient montrer, de manière convaincante, à la suite d’un important travail de terrain, que le rapport de force intra-urbain est en défaveur des Palestiniens. En réalité, comme le montre Salenson, les opérations d’urbanisme participent toutes d’une même logique de conquête du sol et de défense de la souveraineté israélienne.
L’approche retenue est innovante. Le conflit israélo-palestinien est abordé à partir de la ville de Jérusalem –un traitement notable en soi – mais l’autrice choisit également un angle de lecture urbanistique et géopolitique – ce qui démultiplie l’originalité de son travail. Antérieurement, des ouvrages tels que ceux d’Encel (Géopolitique de Jérusalem, 1998) et de Weizman (À travers les murs : L’architecture de la nouvelle guerre urbaine, 2008) sont venus jeter les bases du travail analytique de Salenson, sans toutefois que ne soit épuisée la question.
Issu de sa thèse de doctorat, le livre nous plonge au cœur des impasses du mode d’action publique israélien. Associé à l’héritage de la modernité et à la rationalité occidentale, il cache aussi un rapport de force déséquilibré et en nette rupture avec la tradition libérale. Comme le montre l’autrice, au fil des pages, en dépassant les lectures exclusivement ethno-nationales, cette action publique se montre, sur le terrain urbain, hiérarchique et autoritaire, malgré la préservation d’une certaine marge de manœuvre alternative pour les Palestiniens.
La question posée par l’autrice est la suivante : est-il possible de créer deux capitales dans une même ville ? Et, si oui, comment les deux nations qui y sont associées peuvent-elles se partager cet espace ? L’hypothèse de Salenson est lucide. Considérant le rapport de force en vigueur à Jérusalem, il est difficile d’imaginer une situation où deux capitales pourraient y coexister. Au contraire, l’analyse géopolitique montre avec une quasi-certitude que cette question n’a de pertinence que sur le plan spéculatif. Pour l’heure, l’avantage israélien est tel qu’il semble peu compatible avec l’intervention de compromis, et encore moins avec la désignation de Jérusalem comme capitale d’un futur État palestinien.
La méthodologie employée peut être décrite comme combinant les entretiens et l’observation participante. L’autrice s’est en effet employée à rencontrer, entre 1998 et 2011, des habitants et des professionnels, tant du côté israélien que palestinien. De plus, elle a participé à de nombreuses réunions. Cette démarche lui permet aujourd’hui de proposer un nouvel éclairage, avec Jérusalem : bâtir deux villes en une.
Dans de ce livre, l’autrice montre que, alors que Jérusalem relève des autorités israéliennes, il est possible d’y observer un traitement différencié des quartiers israéliens et palestiniens. La chose est étonnante, dans la mesure où la plupart des projets urbains répondent à des considérations techniques et ne sont a priori pas commandés par une logique de rivalité nationale. Dès lors, demande l’autrice, comment comprendre cette situation ?
Pour Salenson, c’est par ses dimensions autoritaires et ethnocratiques qu’il est possible de comprendre l’action urbaine israélienne. Seule cette approche permet d’expliquer sa participation à la répression des Palestiniens et à la prédominance de l’intérêt général juif. Comme le remarque l’autrice, preuve à l’appui, la planification urbaine de Jérusalem ne se fait aucunement selon les évolutions spontanées des dynamiques urbaines ; mais bien, au contraire, en fonction d’objectifs visant à imposer des mesures discriminantes. Si bien que cette planification présente les traits de la rigidité et du nationalisme ; mais aussi ceux d’un urbanisme subi : destructions, expropriations, colonies, tracés routiers ou de tramway biaisés, morcellement du territoire, encerclement de villages, contrôle du territoire non constructible.
Dans son ouvrage, Salenson porte une attention particulière à deux représentations antagoniques : une représentation dominante et une représentation dominée. La première est la représentation israélienne basée sur le concept de la terre vierge à conquérir et à aménager ; et l’autre la représentation palestinienne de la terre spoliée et culturellement marquée.
Il peut être tentant de réduire l’effort de compréhension du conflit israélo-palestinien à la seule lecture ethnonationale. Mais il faut prendre acte, dit Salenson, que d’autres dynamiques sont également à l’œuvre. Comme toutes les politiques urbaines aujourd’hui, celles de Jérusalem doivent être replacées dans un contexte de globalisation du fait urbain. Les professionnels de Jérusalem le saisissent bien : leur ambition est en effet de faire de leur ville une grande métropole internationale. Leur difficulté à réaliser cette ambition tient cependant au fait que Jérusalem est aux prises avec d’importantes contradictions intra-urbaines, entre des habitants appartenant à une société postindustrielle avancée, participant à la globalisation (Israël), et des habitants d’une société encore en développement, exclue de la globalisation (la Palestine).
Trois pistes de travail sont alors explorées par l’autrice. La première est qu’il est possible d’imaginer qu’un État neuf, comme l’est Israël, puisse ressentir le besoin de rationaliser son espace, par la planification urbaine, et ce, même s’il en découle un volontarisme et un souci d’affirmation nationale possiblement outranciers. Une deuxième piste explorée par Salenson, pour tenter de saisir les contradictions de Jérusalem, est celle d’une vive compétition avec Tel-Aviv, dans laquelle la ville serait systématiquement désavantagée et déclassée par sa rivale dynamique, engendrant par-là la frustration des spécialistes de l’urbain, mais aussi des réflexes autoritaires et ethnocratiques. Troisième piste : l’interventionnisme étatique, à Jérusalem, peut aussi être approché comme une tentative de contrôler les dynamiques spontanées de l’immigration et de la natalité des Palestiniens, actuellement au désavantage de l’État hébreu, dans un contexte où l’arme démographique est aussi utilisée par les protagonistes afin de contrôler l’espace. Ces pistes de lecture – toutes pertinentes – mènent Salenson à conclure que tout est politique dans la planification urbaine de Jérusalem. En fait, nous sommes en présence de l’instrumentalisation de l’outil de planification à des fins de facilitation de la colonisation et de l’occupation.
Au final, avec Jérusalem : Bâtir deux villes en une, Irène Salenson nous offre un bel exemple de monographie confirmant la pertinence de la lecture géopolitique pour l’analyse des faits urbains. Son ouvrage, qui intéressera les étudiants et les chercheurs férus de géopolitique, mais aussi, et bien sûr, les aménagistes et les urbanistes, les journalistes et les diplomates, met en lumière, de manière habile, le fait que la ville, toute ville, et particulièrement une ville en conflit, se construit toujours, au fond, au fil d’épreuves de force multiples, qui viennent se sédimenter au cadre matériel existant. Comme nous le rappelle Salenson, loin d’être un objet stable et fixé, la ville est soumise aux aléas géopolitiques. Suivant cette idée, il ne fait aucun doute que nous sommes en présence, à Jérusalem, d’un conflit durable, où le seul pronostic auquel est autorisé le géopoliticien est celui d’un scénario gagnant-perdant, en défaveur des Palestiniens. En résumé, il convient d’observer que le rapport de force entre les acteurs est à ce point dissymétrique qu’il est pour le moins hasardeux d’imaginer un renversement de tendance, à court ou moyen terme, pouvant mener à une sortie de l’enlisement. Loin d’être le fait du pessimisme, cette conclusion, à laquelle arrive Salenson, découle de l’analyse rigoureuse des seuls faits.