Frédéric Lasserre1
¹ Professeur à l’Université Laval et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG); Frederic.Lasserre@ggr.ulaval.ca
Les coordonnateurs de cet ouvrage collectif partent de l’idée, largement présente dans la littérature, que l’Asie du Sud-Est constitue un carrefour de cultures, de commerce et de religions. Ce rôle de carrefour s’accentuerait avec l’expansion économique et commerciale de la région. S’appuyant sur l’idée de la « centralité » de cette région, cette centralité géographique se traduirait maintenant en centralité économique, puisque la région est parvenue à s’imposer comme un maillon essentiel de l’activité économique en Asie. Les auteurs proposent ici une analyse à double niveau. Comment comprendre et anticiper l’émergence de l’Asie du Sud-Est en tant que pôle de croissance économique majeur non seulement au cœur de l’Asie, mais également dans le monde ? Par ailleurs, l’Asie du Sud-Est, pôle économique émergent, ne constitue pas un acteur politique fort, même à travers l’ASEAN. Comment la région s’adapte-t-elle aux rivalités des puissances qui gravitent autour d’elle, Chine, Japon, Inde, États-Unis principalement ? Certains politicologues affirment que la rivalité sino-américaine annonce le retour de la bipolarité ; d’autres voient plutôt l’avènement d’une multipolarité avec les nouveaux joueurs que sont précisément l’Inde, la Russie, le Japon et même le Canada.
Une chose est sûre : plus de 60 % du commerce mondial maritime émanent de l’Asie, le tiers du commerce transocéanique international transite par la mer de Chine méridionale, objet de vives rivalités au cœur de l’Asie du Sud-Est maritime, et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) négocie actuellement une importante entente commerciale; le Partenariat économique régional global, ou en anglais : Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), est un projet majeur d’accord de libre-échange entre 16 pays autour de l’océan Pacifique, qui inclurait la Chine, l’Inde et le Japon.
L’ouvrage repose sur une analyse dialectique entre l’ascension politique et économique de l’Asie du Sud-Est, ce que les auteurs appellent la « centralité » de la région, et l’interaction de ladite région avec les puissances environnantes. Si la prémisse est fort intéressante, la présentation du concept de centralité aurait gagné à être étoffée. Les auteurs expliquent peu ce qu’ils entendent à travers ce concept, peu développé au-delà de l’idée de « proximité, cohésion et d’intermédiarité », sans davantage de précision. Est-ce parce que l’Asie du Sud-Est est un pôle émergent dans un monde multipolaire, où coexistent d’autres grandes puissances comme les auteurs le soulignent, qu’on peut parler de centralité de l’Asie du Sud-Est ? En quoi l’Asie du Sud-Est serait-elle plus « centrale » que la Chine ou le sous-continent indien, lui aussi en pleine émergence ? L’absence de conclusion en fin d’ouvrage renforce ce sentiment d’imprécision dans le maniement du concept.
Au-delà de cette lacune, l’ouvrage présente plusieurs chapitres fort intéressants : sur l’avènement de la société civile ; sur les modalités de l’intégration économique ; sur les enjeux de sécurité en Asie du Sud-Est ; sur la façon dont la diplomatie des États de l’ASEAN a développé un multilatéralisme qui a permis de compenser les divisions internes et la faiblesse relative des États de la région face aux puissances extérieures. La deuxième partie développe plusieurs analyses des relations entre Asie du Sud-Est et ces puissances extérieures, États-Unis et Chine bien sûr, mais aussi Japon, Russie et Inde, qui développe une diplomatie active en direction de l’ASEAN.
Il s’agit donc d’un intéressant ouvrage qui apporte un éclairage récent sur les développements politiques, économiques, sociaux en Asie du Sud-Est, et propose une grille de lecture pertinente croisant analyse régionale et analyse des relations avec les acteurs extérieurs avec lesquels l’ASEAN construit l’émergence de son poids économique et politique, tout en cherchant à modérer les tensions géopolitiques.