Nicolas Paquet¹
¹ Doctorant en aménagement du territoire et développement régional (ATDR), Universitl Laval. nicolas_paquet@hotmail.com
Philippe Subra, 2016. Paris, Armand Colin, 336 p.
L’association entre la géopolitique et le local ne va pas de soi. Dans son acception la plus courante, la géopolitique renvoie aux relations internationales, alors que le local, lui, aux politiques publiques territorialisées. Mais, par-delà les échelles, la géopolitique s’intéresse, partout et toujours, à l’usage et au contrôle du territoire. Ainsi est-il possible de parler de géopolitique locale, comme le fait Philippe Subra, dans un de ses plus récents ouvrages (2016), Géopolitique locale : Territoires, acteurs, conflits, en ce sens que le local porte aussi avec lui son lot de conflits, de rapports de forces, de visions antagonistes, d’intérêts et de représentations.
Géopolitique locale ? Oui, répond l’auteur ! Avec le bémol que traiter de géopolitique à l’échelle locale, c’est cependant parler d’une géopolitique plus soft que la géopolitique dite classique. C’est aussi une géopolitique disposant d’outils conceptuels et méthodologiques qui lui sont spécifiques et qu’il incombe de venir expliciter. Enfin, c’est prétendre à une spécificité du local ; spécificité néanmoins saisissable par l’approche géopolitique. La pertinence du travail de Philippe Subra tient précisément à cette tentative de démontrer l’apport potentiel de cette géopolitique du micro, au besoin de circonscrire et d’expliciter le rôle de certains de ses outils et finalement à la nécessité d’expliquer certaines de ses grandes particularités.
En effet, cette géopolitique s’éloigne de certains acteurs géopolitiques dits traditionnels, comme les États ou les armées. Elle prend également ses distances avec certains phénomènes associés à la discipline, comme la violence politique, par exemple.
Elle utilise et transforme aussi certains concepts et certaines méthodes de la géopolitique. Dans certains cas, il y a simple transposition à l’échelle locale ; dans d’autres, création véritable pour mieux répondre aux spécificités de l’entreprise de l’auteur et de la tentative de compréhension des phénomènes à cette échelle.
Aux grands événements et aux grandes questions associées à la géopolitique dite classique, la géopolitique locale privilégie plutôt la compréhension des rapports de forces dans des situations de plus faible intensité et entre acteurs plus courants. Cela se traduit notamment, sur le plan disciplinaire, par une plus grande attention portée aux perturbations qui affectent l’organisation des territoires, à la compétition entre administrations publiques municipales et enfin aux conflits entourant les grands projets d’aménagement et de développement.
À sa manière, et au même moment où nous assistons au déclin de la lutte des classes et à la crise du politique – deux tendances de fond qui vont avec une plus grande territorialisation de la conflictualité sociale, nous dit l’auteur –, la géopolitique locale vient renouveler l’appareillage de la géopolitique classique. L’objectif de Philippe Subra est de fournir un manuel de géopolitique locale, susceptible de montrer comment l’approche géopolitique peut permettre de comprendre les débats locaux. En plus de la trame théorique et méthodologique de l’ouvrage, l’auteur aborde une diversité de thèmes, comme : les concepts de la géopolitique locale, les types de conflits d’aménagement, la gestion des conflits territoriaux, la gouvernance territoriale et la géopolitique électorale. Pour servir son propos, au fil des pages, l’auteur utilise de nombreuses cartes, schémas et études de cas ; autant d’éléments d’illustration qui ont pour but d’éclairer l’apprenti géopoliticien autant que le chercheur confirmé et de démontrer l’intérêt d’une approche géopolitique de certains phénomènes associés au niveau local.
Dans son ouvrage Géopolitique locale : Territoires, acteurs, conflits, Subra demeure donc fidèle à certains concepts fondamentaux de la géopolitique dite classique : acteur, territoire, pouvoir, rivalité, tactique, stratégie, objectif, enjeu, moyen d’action, rapport de force et représentation ; mais il donne aussi à ces concepts une orientation spécifiquement locale ainsi qu’une interrelation théorique jusque-là inédite. L’auteur esquisse, de manière prometteuse, une méthodologie d’analyse opérationnelle et immédiatement mobilisable. C’est sans doute là une des grandes forces de l’ouvrage ; qui est également un prolongement de son livre précédent (2014) : Géopolitique de l’aménagement du territoire.
Ainsi, Subra nous donne accès à son coffre à outils de géopoliticien. Pour faire de la géopolitique locale, nous explique-t-il, il importe tout d’abord d’associer un acteur à sa logique d’action spécifique, c’est-à-dire à ses intérêts, à ses objectifs et à sa lecture d’enjeux. Puisque chaque acteur possède une culture spécifique ainsi que des représentations qui lui sont propres, analyser un conflit revient alors, pour Philippe Subra, à analyser les logiques d’action qui sont à l’œuvre et qui donnent sens aux positions défendues et aux stratégies des uns et des autres. Un acteur passe toujours par tout un processus cognitif, qu’expose et schématise Subra, allant de son histoire d’acteur jusqu’à son entrée dans un rapport de force. Plus ou moins conscientes, les stratégies déployées sont, selon l’auteur, inséparables des intérêts en cause.
Une des étapes essentielles de l’analyse géopolitique d’un conflit local, nous dit ensuite Subra, est l’identification du système d’acteurs. Un système d’acteurs est relié à chaque territoire de conflit. L’analyste cherchera donc, pour rendre lisible ce système d’acteurs, à identifier certains éléments clés : 1-qui est impliqué dans la controverse (avec quelles stratégies, représentations, rapport au territoire, intérêts et objectifs) ; 2-selon quelles relations se déploie l’antagonisme (rivalités, alliances, conflits) ; et enfin 3-avec quels rapports de forces (moyens). Pour être utiles, ces schémas d’acteurs, qui seront concoctés par l’analyste, devront être multiscalaires, comme le montre Subra, et ajustés à chaque situation spécifique, donc à chaque antagonisme étudié.
Comme le rappelle Subra, un espace n’est pas a priori un territoire. Il le devient toutefois s’il fait l’objet d’une entreprise d’appropriation par certains acteurs et s’il est soumis à un processus de politisation. En géopolitique locale, ce n’est donc pas la présence, plus ou moins forte, étatique ou militaire, qui traduit le contrôle de l’espace, mais bien l’usage du sol ou encore les désirs concurrents de l’utiliser.
Les acteurs ont aussi, dans le vocabulaire de l’auteur, un territoire de référence, à partir duquel ils élaborent leur stratégie. Cet élément est important, nous dit l’auteur, puisque de ce territoire de référence découle, oui ou non, l’impulsion conduisant à s’investir dans une controverse. Sans territoire de référence, il devient alors difficile de comprendre le processus de cristallisation de la tension géopolitique entre différents acteurs, nous dit Subra.
Comme il est possible de l’imaginer, ce processus n’est pas sans lien avec les représentations que se font de la réalité les acteurs. Cependant, les représentations ne sont pas toutes géopolitiques, précise Subra. Elles acquièrent ce statut spécifique qu’une fois qu’elles sont associées à des stratégies dans une dynamique bien précise. Ces représentations peuvent être héritées et inconscientes, comme l’explique l’auteur, ou, au contraire, construites et conscientes. Les premières sont le fait d’idéologies d’attache ; les secondes d’une réflexion dans l’espace-temps du conflit. L’essentiel est ici que l’analyste garde à l’esprit le fait que les représentations ne sont aucunement des vérités, mais bien plutôt des idées donnant un certain sens à des discours, des prises de parole ou encore des actions inscrites dans un contexte précis.
L’analyse d’un conflit est appelée à déboucher, selon l’auteur, sur la reconnaissance et l’évaluation d’une situation d’affrontement plus ou moins concrète. Cette situation naît toujours de la rencontre entre un projet controversé et un territoire donné. Elle peut varier en intensité, prendre de l’expansion, se généraliser à d’autres acteurs, être médiatisée et évoluer à travers une dynamique de rapports de forces. Quoi qu’il en soit, c’est à partir des caractéristiques du territoire qu’il faudra tenter de comprendre cette situation conflictuelle, selon Subra.
En définitive, la méthode géopolitique esquissée par Philippe Subra, dans son ouvrage Géopolitique locale : Territoire, acteurs, conflits (2016), vient compléter sa réflexion théorique entreprise dans Géopolitique de l’aménagement du territoire (2014). La présentation faite par l’auteur est convaincante. Tout au long de son exposé, Philippe Subra donne en effet les clés nécessaires à la pratique de la géopolitique locale. En raison des différents gestes et outils présentés tout au long de l’ouvrage, il devient possible de dire que Philippe Subra fait œuvre pédagogique et utile, en montrant comment penser l’espace géopolitiquement. Sans pour autant constituer des suites, les deux livres pourront être lus, dans l’ordre, à profit, par des étudiants et des chercheurs de plusieurs disciplines, comme étant autant d’introductions à la pensée d’un géopoliticien des plus inspirants, venant indéniablement renouveler et élargir le champ de sa discipline : la géopolitique.
À propos de l’auteur
Nicolas Paquet est étudiant au doctorat en aménagement du territoire et développement régional (ATDR) à l’Université Laval à Québec. Il se spécialise en géopolitique des grands projets d’aménagement et de développement. Nicolas est également membre étudiant du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG) et du Centre de recherche en aménagement et développement (CRAD).