Nicolas Paquet¹
¹ Doctorant en aménagement du territoire et développement régional (ATDR), Universitl Laval. nicolas_paquet@hotmail.com
Philippe Subra, 2014. Paris, Armand Colin, 350 p.
Il manquait jusqu’à ce jour, pour qui s’intéresse aux enjeux géopolitiques posés par les questions d’aménagement du territoire, un ouvrage, de facture générale, alliant à la fois des pistes de problématisation fécondes, l’ébauche d’un cadre théorique opérationnel et une méthodologie prometteuse. Alors qu’il ne fait aucun doute que l’aménagement du territoire recouvre des enjeux géopolitiques de la plus haute importance, il demeurait, encore récemment, difficile d’aborder le sujet de manière autonome, et surtout d’articuler une réflexion conséquente et empiriquement appuyée sur une littérature de référence solide. L’ouvrage de Philippe Subra, Géopolitique de l’aménagement du territoire, permet de combler partiellement cette lacune.
Depuis un moment, une conjonction de crises – financière, idéologique, géopolitique et sociale, etc. – a fait du territoire une question politique incontournable. Puisque ces crises sont exacerbées par la dynamique de la globalisation, avec ses gagnants et ses perdants, et que cette dynamique est, par plusieurs de ces aspects, une dynamique géographique, le besoin se fait sentir, d’ouvrages comme celui de Philippe Subra, aidant à repenser les territoires ainsi que les tensions qui les traversent.
Dans les dernières années, constate l’auteur, à l’unité du territoire national s’est substituée une myriade de territoires, en compétition les uns avec les autres, dans le grand jeu du positionnement concurrentiel. Cette collection de territoires est marquée, à grands traits, par les inégalités économiques, écologiques et sociales ; inégalités diverses qui revêtent toutes, à leur façon, un caractère également géographique. Si bien qu’il est possible d’observer l’émergence, lente et pourtant continue, de nouvelles géographies.
La thèse de l’auteur est que ces nouvelles géographies rendent possibles des identifications territoriales jusqu’alors inédites. Ainsi, il devient possible de se définir, simultanément, par rapport à des phénomènes et des échelles géographiques multiples : internationale, nationale, régionale et locale. À leur tour, ces identités peuvent venir influencer la formation des représentations géopolitiques des acteurs, les politiques d’aménagement et de développement ainsi que les grands projets mis en œuvre. Avec cette démultiplication des identités, de nouveaux conflits et de nouvelles solidarités apparaissent, effritant le rapport à l’identité nationale, et du même coup, la force de la notion d’intérêt général. Incidemment, l’aménagement du territoire semble fragilisé.
Pour Philippe Subra, cet état de fait est l’occasion de tenter de mieux comprendre l’aménagement du territoire en tant qu’enjeu géopolitique d’ampleur. L’ambition a de quoi étonner. Rarement s’est-on intéressé, auparavant, à l’aménagement du territoire sous l’angle géopolitique ; la géopolitique étant généralement associée aux conflits internationaux.
Dans son ouvrage Géopolitique de l’aménagement du territoire, l’auteur se fixe comme objectif de tenter de mieux comprendre, à l’aide d’événements forts et illustratifs, la crise du modèle d’aménagement français. La réflexion qu’il y développe, par sa portée englobante, s’applique, par bien des aspects, à d’autres sociétés, dont la société québécoise. L’auteur aborde, dans des chapitres distincts, différents thèmes : l’énergie, les enjeux d’aménagement dans le monde, les dérives du nimbysme[1] et la concertation. Il en ressort une entreprise de théorisation originale et d’une portée considérable de l’aménagement comme question géopolitique.
L’auteur se demande : comment arriver à intégrer les nouvelles aspirations de la société, l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques afin de renforcer l’efficacité de l’action publique ?
Ce questionnement est lié au constat, fait par l’auteur, qu’il arrive de plus en plus souvent que des riverains s’opposent à la construction de grands équipements au nom du désir majeur d’habiter un espace. Ces oppositions entraînent des retards, des modifications et des abandons ; toutes choses susceptibles d’avoir d’importantes conséquences en termes de coûts, de planification territoriale ou encore d’opérationnalisation des politiques d’aménagement.
Selon l’auteur, de tous les types de projets, les projets d’infrastructures de transport, les projets énergétiques ainsi que les projets de logements sociaux sont ceux qui génèrent le plus de conflits. Pourquoi ? Essentiellement parce que ces projets sont autant d’occasions où s’opposent l’intérêt général et la pluralité des intérêts particuliers.
Tout semble se passer comme si l’intérêt général devenait une affaire de points de vue, un enjeu de batailles plus ou moins idéologiques – avec les conséquences que nous savons, notamment sur le plan de la gouvernance territoriale. Dans ce contexte, dit l’auteur, où les spécialistes de l’espace se voient souvent pointer du doigt, questionner sur leur capacité d’intervention et leur légitimité à venir recadrer le débat public, en arriver à la formation d’un consensus stable est chose difficile.
En effet, l’acceptabilité sociale des grands projets est devenue une composante essentielle de toute entreprise d’aménagement, une donnée dorénavant stratégique et incontournable des projets et du métier d’aménageur. Elle est, dit Subra – avec une très grande perspicacité –, une question de faisabilité géopolitique.
Géopolitiques, les grands projets d’aménagement voient se former des alliances, des rivalités de pouvoir et des représentations divergentes. Au cœur de ces oppositions : la question de l’usage du sol.
Dans son livre, Subra propose surtout une série de facteurs explicatifs de la multiplication des conflits dans le champ de l’aménagement ainsi qu’une typologie claire et systématique des différents types de conflits contemporains ; facteurs et typologies qui ont le mérite d’une très grande généralité d’application.
Quatre facteurs expliquent, d’après Subra, la multiplication des conflits et la plus difficile acceptabilité des projets : le discours écologiste, la crise de légitimité de l’appareil étatique, la montée en puissance des nouvelles classes moyennes et la transformation du rapport au territoire. Ces quatre facteurs, détaillés par Subra, se renforcent, et font se déplacer la conflictualité du champ social vers le champ territorial.
À ces quatre facteurs se superposent trois grandes figures de conflits : les conflits d’aménagement et de développement menacés, convoités et rejetés. Ces grandes figures de conflits constituent, une fois prises ensemble, une typologie des différents types de conflits qu’il est possible de retrouver dans le champ de l’aménagement et du développement.
Hier projet national, l’aménagement du territoire est aujourd’hui devenu un sujet de conflits. Ce qui faisait consensus fait maintenant l’objet d’importants rapports de forces. Dès lors, comment réaliser les grands équipements nécessaires à notre existence collective ? Et comment éviter que la multiplication des refus – fondés ou infondés – ne conduise à la paralysie territoriale ?
Longtemps pensé comme un savoir-faire technique ou encore un savoir penser le territoire, l’aménagement est confronté à un déficit de légitimité. Qu’est-ce qu’une meilleure organisation de l’espace ? Qui doit en juger ? Répondre à ces questions n’a jamais été aussi complexe, nous dit Subra.
Alors que les conflits d’aménagement du territoire et de développement régional se multiplient, ici et ailleurs, il est souhaitable que la boîte à outils géopolitiques soit accessible au plus grand nombre et plus souvent utilisée qu’elle ne l’est actuellement dans l’analyse des questions territoriales. À ce titre, le principal apport de la méthode géopolitique est d’aider à comprendre les situations complexes : généalogie d’un conflit, teneur des relations entre les acteurs, stratégies mises en œuvre, moyens utilisés pour emporter l’adhésion ou faire basculer la situation à son avantage, dynamique du rapport de force, etc.
Encore peu utilisée dans les mémoires de maîtrise et les thèses de doctorat, la méthode géopolitique est appelée à devenir, dans un monde sans cesse plus compliqué, un outil de compréhension particulièrement utile des enjeux d’aménagement du territoire. En ce sens, les travaux de Subra ont le mérite de proposer des gestes et des outils susceptibles de guider dans l’analyse des conflits. Sa réflexion théorique et méthodologique, qu’il amorce dans Géopolitique de l’aménagement du territoire (2014), se prolonge dans son ouvrage Géopolitique locale : Territoires, acteurs et conflits (2016). Le lecteur désireux de s’approprier la pensée de Subra gagnera à lire les deux ouvrages. Il pourra d’abord lire le premier dans le but de se familiariser avec son entreprise de théorisation, puis le second afin d’apprivoiser les subtilités de sa méthodologie. En somme, souhaitons que la réflexion de Philippe Subra stimule les étudiants, les chercheurs et les praticiens du secteur de l’aménagement, et qu’elle contribue à étendre les terrains investis par les tenants de l’approche géopolitique – qu’ils soient géographes, historiens, politologues ou urbanistes.
Notes
[1] En référence au syndrome nimby – not in my back yard – pas dans ma cour.
À propos de l’auteur
Nicolas Paquet est étudiant au doctorat en aménagement du territoire et développement régional (ATDR) à l’Université Laval à Québec. Il se spécialise en géopolitique des grands projets d’aménagement et de développement. Nicolas est également membre étudiant du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG) et du Centre de recherche en aménagement et développement (CRAD).