Étatiser par l’urbanité pour faire la frontière

Mathieu Rey1

Chargé de recherche à l’Iremam au CNRS, chercheur associé à l’IFAS-Recherche et au Wits History Workshop à Witwatersrand University (Johannesburg).

* Cet article a reçu le soutien de l’ANR Lajeh et de la Fondation des Sciences sociales

RG v4 n2, 2018


Résumé : La matérialité de la frontière, c’est-à-dire les éléments humains, les infrastructures qu’elle suppose ou sur lesquelles elle repose, et les activités générées par cette discontinuité, traduit une autre histoire que celle souvent connue des accords internationaux. Dans le cas de la délimitation entre la Syrie et la Turquie à la fin de la Première Guerre mondiale, deux phénomènes convergent pour expliquer l’émergence d’une frontière à l’endroit choisi par les diplomates. Sur le long terme, les autorités impériales se réapproprient l’espace en positionnant des garnisons, ce qui en retour favorise sédentarisation des nomades et nomadisation des sédentaires. De nouvelles formes de vivre ensemble émergent autour de noyaux urbains. Cette tendance s’accélère avec la construction du Baghdadhan dont chaque station devient une nouvelle concentration sédentaire. Il faut un second processus pour enraciner l’urbain dans cette région : la naissance du statut de réfugié et l’arrivée des arméniens sur place. Les autorités françaises consacrent cette évolution en construisant les centres-villes de ces bourgs.

Mots-clés : frontière, réfugié, Moyen-Orient, Arméniens, tanzimat, Première Guerre mondiale.


L’accord Franklin Bouillon-Yusuf Kemal Bey de 1921 scelle l’émer­gence d’une nouvelle délimitation internationale entre la République turque, qui vient de se former, et la Syrie mandataire contrôlée par les autorités françaises[1]. Ce nouveau traité doit mettre fin aux incursions et aux désordres aux confins septen­trionaux du monde levantin dominé par la France. Depuis 1918, des troupes menaient une guérilla qui empêchait la France de prendre possession du territoire syrien (Mizrahi, 2003, Meouchy, 2010). Une nouvelle frontière est négociée par les acteurs du grand jeu ce qui consacre le démembrement de l’Empire ottoman. Elle apparait à plus d’un égard une ligne tracée dans le sable (Barr, 2012). Pourtant, les réalités démographiques, techniques et sociales qui sous-tendent la mise en place de la frontière démontrent que les élé­ments matériels conduisant à son érection datent des décennies antérieures remettant en cause l’artificialité du lieu.

Nombre de frontières ont été qualifiées d’artificielle (Foucher, 1991). Sous ce registre, il faut entendre toute délimitation inter­nationale qui ne suivrait pas un motif naturel comme un cours d’eau ou une montagne. Dans cette perspec­tive naturaliste, cet élément marque symboliquement la fin du territoire peuplé par une communauté supposée alors homogène. Par contra­posée, l’artificialité d’une fron­tière résulterait d’un choix de diplomates et pousserait au regroupement d’entités disparates, en terme confessionnel ou ethnique. Dans ce registre, les frontières moyen-orientales ont fait l’objet d’une telle qualification.

Pourtant en suivant les travaux de Sabine Dullin et de Camille Lefèvre (Dullin, 2014 ; Lefebvre, 2015), une autre lecture devient possible. Sabine Dullin explore les infra­structures mises en place en URSS pour contrôler les mouvements frontaliers. Par là même, elle montre comment loin de se limiter à une ligne, la frontière correspond à une aire, à un espace structuré autour de l’institution­nalisation d’une limite entre deux pays. Elle prend alors d’une « épaisseur ». Camille Lefèvre s’inté­resse pour sa part aux pro­cessus à grandes échelles qui conduisent à choisir tel ou tel point pour marquer la frontière nigé­rienne. Elle démontre l’importance des acteurs locaux qui, par le biais de négociations avec le colonisateur, s’approprient l’espace selon leurs propres conceptions. Ces deux approches se combinent pour re­penser le caractère matériel qui fait qu’un lieu devienne frontière. Suivant cette perspective, une autre histoire des délimitations inter­nationales au Moyen-Orient devient possible.

La frontière turco-syrienne constitue un cas d’étude d’un rare intérêt rare. Sans suivre de reliefs ou de mar­quage hydrographique particulier, elle émerge autour d’une infra­structure découpant une ancienne wilaya (province) de l’Empire ottoman. Elle se solidifie sous l’action man­dataire et devient un référent que le nouvel État syrien ne remet plus en cause, hormis pour sa section occidentale (autour du sandjak d’Alexandrette (Gilquin, 2000)). À la différence des autres tronçons frontaliers, elle a fait l’objet de travaux en relation à l’établissement du pouvoir colonial (Mizrahi, 2003 ; Velud, 1991) bien plus que ces équivalents séparant la Syrie, du Liban, de la Jordanie ou de l’Irak[2]. Pourtant en choisissant un segment frontalier moins observé, parce qu’anodin, il devient possible de restituer d’autres phénomènes à l’œuvre dans la création d’un nouveau Moyen-Orient de l’après Première Guerre mondiale.

La section entre les villes actuelles de Jarablus et de Tell Abyad, ne fait pas l’objet de contestation lors des pourparlers entre autorités turques et syriennes. Sa texture, faite de la ligne de chemin de fer ponctuée de nouvelles petites villes, révèle les deux processus qui donnent nais­sance à cette délimitation inter­nationale. Le premier concerne les dynamiques de repeuplement qui profitent d’un écosystème trans­formé par des améliorations clima­tiques et des entreprises politiques initiées au début des années 1840. Le second concerne des mutations propres aux jeux des États euro­péens avec l’invention du statut de réfugié. La mise en place de villes et l’importation d’une urbanité propre à ce territoire, permet la conver­gence de ces deux phéno­mènes qui fusionnent au cours de la Première Guerre mondiale, pour donner naissance à une frontière.

Tenter de restituer l’émergence de ce lieu suppose de mobiliser des sources variées. À l’époque manda­taire, à partir de 1918, les bulletins des services de renseignement reviennent sur les activités quoti­diennes donnant naissance aux nouvelles villes. Avant cela, sources diplomatiques des consuls européens, mémoires, documents ottomans fournissent des infor­mations précieuses. Surtout, cet article repose sur la collecte de témoignages auprès d’habitants vivant ou étant originaires de cette région. J’ai procédé auprès d’un panel large, à des entretiens biogra­phiques visant à restituer la tra­jectoire familiale permettant ainsi de remonter au début du XIXe siècle. A l’aide de cette documentation, il devient possible de comprendre l’émergence d’une frontière.

Au pays de l’Euphrate

Les lieux actuels entre Jarablus et Tell Abyad connaissent un ensemble de mutations démographiques et écologiques au tournant du XIXe siècle qui leur redonnent un nouveau paysage, traduisant l’em­prise humaine renouvelée. Ceci a trait à la rencontre de plusieurs dynamiques. L’une vient des turbu­lences tribales du centre de la péninsule Arabique et l’autre des dernières manifestations du petit âge glaciaire. La rencontre d’un chef religieux Abd al-Wahhab et d’un chef politique, Ibn Saoud, donne nais­sance à un nouvel appel et à des menées guerrières pour diffuser le message. Ajouté aux sécheresses et à la croissance démographique, ce mouvement entraîne une nouvelle tectonique des plaques tribales qui poussent les groupes au Nord, repeuplant les bordures de l’Euphrate devenant des espaces de pâture dans la daira annuelle, des Faydan, Jayss et Tays, entre autres (Bārūt, 2013). Leur stabilisation qui semble advenir dans les trois pre­mières décennies du XIXe siècle, répond aussi au redéploiement progressif des peuplements séden­taires dans cette région (Rey 2018). Ce dernier phénomène est rendu possible par la présence de prin­temps aux pluies moins rigoureuses favorisant les cultures pérennes. Néanmoins, ces processus ne con­duisent pas à la mise en place d’un peuplement sédentaire mais bien plus à la densification d’une population itinérante autour de l’Euphrate.

Il faut attendre l’expédition menée par Ibrahim Pasha, puis son gou­vernement sur les provinces de Syrie (wilâya suriya) et d’Alep pour que cet espace connaisse une emprise humaine durable (Lewis, 2009). Comme le rappellent les habitants actuels des villages au Nord de Raqqa[3], récemment partis à Gaziantep, les premiers colons – au sens de personnes sédentaires s’installant pour mettre en valeur un lopin de terre – appartiennent aux troupes d’Ibrahim Pasha qui pacifient la région, c’est-à-dire qui repoussent les troupes tribales par la force militaire favorisant en retour des cultures pérennes. Ce moment est décisif dans la mesure où il voit l’association entre sédentarisation, appropriation du territoire par l’implantation de militaires, et réassurance de l’État comme agent contrôlant un espace. Néanmoins, à l’image de l’ensemble des menées égyptiennes, la permanence des structures politiques élaborées sup­pose un effort financier et humain qui rend rapidement caduque l’expé­rience. En 1840, les troupes se retirent et avec elles l’ordre stable est remis en cause.

La logique entre tribus prédatrices et populations sédentaires mouvant selon les conditions politiques reprend entre 1840 et 1880. Cependant, elle ne voit pas l’annulation du mouvement de peuplement. Deux processus con­vergent pour rendre durable ce dernier. D’une part, autour des cultures déjà présentes, dont la prospérité est facilitée par la fin définitive du petit âge glaciaire, des noyaux de peuplements se ren­forcent par la sédentarisation de nomades. Ils proviennent de petites tribus trouvant intérêt à cesser les grandes migrations pour devenir cultivateurs. C’est la sédentarisation des nomades. Cette dynamique n’est possible que par la contra­posée. Une partie des marchands venant d’Alep, partent, migrent vers les nouveaux fortins qui accueillent les troupes responsables après 1855 du contrôle politique. C’est la nomadisation des sédentaires. Le second phénomène ajoute une nouvelle composante à l’étatisation telle qu’elle est pratiquée à l’ère égyptienne. Le déplacement d’ur­bains provoque la circulation d’un mode de vie, de représentations, d’un éthos culturel. Être civilisé, en tant qu’habitant de la ville, devient un gage d’appartenir au monde réformé de l’Empire ottoman et au domaine de l’État. La projection de l’autorité impériale au détriment du monde tribal passe donc par la diffusion d’un esprit d’urbanité. Aussi les deux points urbains de la Jazira connaissent-ils dès leur naissance, une scission entre ceux des villes et ceux des campagnes, c’est-à-dire ceux provenant de centres urbains externes et ceux venant des marges du monde nomade (Hannoyer, 1982 ; David, Boissière, 2014).

Le projet de reconquête des espaces orientaux d’Alep, du monde euphratien, participe directement de l’effort des tanzimat (réforme) qui permettent aux villes d’étendre, par leurs élites, leurs influences. Ces dernières sont connues comme la volonté de modifier les règles poli­tiques et administratives au sein de l’Empire ottoman afin de centraliser la décision et de redonner le con­trôle des périphéries au centre. Cependant, d’autres effets connexes découlent des nouvelles lois. Deux concernent l’évolution des provinces euphratiennes. La première tient à la mise en place de conseils, d’assem­blées dans lesquelles les élites locales s’assurent du contrôle poli­tique sur la ville et son environ­nement. La seconde fournit par le nouveau code foncier, les moyens de propriété sur les terres avoisinantes, renforçant l’intérêt des élites urbaines sur les campagnes – et leur essor. Ces deux changements en­trainent une appropriation urbaine de l’espace qui, dans le cas d’Alep, s’étend aux rivages de l’Euphrate. Cette attention nouvelle se traduit par une extension progressive de la zone sédentarisée et contrôlée depuis Alep et Gaziantep vers l’Euphrate.

L’emprise de l’État ottoman s’achève enfin par trois dispositifs techniques qui complètent les mutations nées des tanzimat. Le télégraphe d’une part, le chemin de fer de l’autre et l’ouverture des ruines aux missions archéologiques renforcent mutuelle­ment les dynamiques de contrôle urbain sur ces espaces. Ainsi, Karkemish est investi à la fois par les ingénieurs allemands au cours des années 1910-12, et par les archéo­logues britanniques. T.E. Lawrence qui mène les fouilles décrit l’émer­gence d’un camp, d’un nouveau lieu de concentration de populations tour d’installations techniques servant à l’extension du Baghdadhan[4]. Les toiles de tente qui se diffusent montrent une nouvelle réalité en voie d’advenir. Les contraintes techniques liées au ferroviaire expliquent ensuite le choix de Kobane / ‘Ayn al-Arab puis de Tell Abyad comme gare temporaire, lieu de réapprovisionnant en eau. De nouvelles gares émergent renforçant les dispositifs de sédentarisation et de nomadisation mais à une échelle moindre, de quelques dizaines à centaine de personnes. La mémoire conserve alors l’idée de personnes ingénieurs arrivées à ce moment-là[5].

Le temps des Arméniens

La guerre de 1914-1918 accélère les travaux du chemin de fer pour faire circuler les hommes à travers l’Empire, mais modifie grandement la manière dont les populations se répartissent. Les efforts techniques relèvent en partie des ingénieurs allemands en relation avec l’état-major ottoman. En 1914, les rails atteignent la ville de Ras al-Ayn à quelques kilomètres à l’est de Tell Abyad. De nombreux aménage­ments restent à faire pour fluidifier le transport. Dans ce contexte, le déclenchement des massacres de masse à l’encontre des Arméniens en Anatolie précipite une migration de grande ampleur vers le territoire syrien.

Deux vagues distinctes se dirigent en Syrie. La première, relativement bien documentée (Kervokian, 2006) tant elle demeure le symbole de la mort de masse, porte les persécutés vers Deir-ez Zor à travers le désert syrien et le long de l’Euphrate. Rapts, massacres et faim clairsèment les rangs des Arméniens. La seconde se dirige vers les grandes agglomé­rations syriennes et palestiniennes dans lesquelles des quartiers accueillent déjà des populations armé­niennes. Sur la route em­pruntée, les nouvelles étapes du chemin de fer constituent des stations d’arrêt. Quelques centaines d’individus s’installent au sein de chacune, contraints par les injonc­tions du gouverneur Jamal Pasha. Ce dernier opposé au génocide, trouve dans ces flots humains, une main d’œuvre qu’il veut rendre utile à son projet modernisateur (Çiçek, 2014). Aussi les Arméniens participent aux grands travaux, sans pour cela être réduits en esclavage.

Ces nouveaux noyaux créent une rupture dans la trajectoire socio­démographique du lieu. Si jusque-là les villes d’Alep ou de Gaziantep tentaient de contrôler les espaces autour de l’Euphrate, l’adjonction des arméniens aux ingénieurs du chemin fer, crée des noyaux urbains au sein de ces espaces. Ils se juxtaposent aux autres composantes locales, des Turkmènes, Kurdes et tribus arabes. Or, de par leurs origines urbaines, ils opèrent la migration de référents et de modes de vie. Ils structurent dans le dénue­ment, une urbanité en devenir. Cependant, les urgences de la guerre et les revirements du front ne permettent pas une stabilisation durable dans un premier temps, de ces premiers noyaux de populations urbanisées.

A la fin de l’année 1918, les troupes ottomanes se retirent du territoire syrien (entendu dans les bornes actuelles) et les forces alliées pren­nent leur place. Conformément au scénario envisagé par les accords de Sykes-Picot, c’est-à-dire la partition en zones d’influence de l’Empire ottoman, les forces françaises pren­nent possession de la Cilicie[6], la bordure entre la Syrie et l’Anatolie. Dans un idéal de réparation, la reprise des grandes agglomérations ciliciennes s’accompagne de trans­ferts de propriété entre les habitants fuyant l’approche des Français, et anciens déportés qui reviennent avec les nouveaux conquérants. Une nouvelle socialisation urbaine se déroule, réinscrivant les Arméniens en ville. Cependant, ce retour est de brève durée, quelques mois après, l’avancée des troupes kémalistes, l’essor des guérillas et l’extension des lignes de communication fran­çaise, forcent à un départ dans le sens inverse.

En fonction des accointances fami­liales, des lieux déjà parcourus, des premières installations – comme la géographie des migrations a pu le démontrer (el Miri 2012) – les individus choisissent leur lieu d’exil et de résidence pour esquiver les dangers encourus. C’est la renais­sance des camps de toile que forme le chapelet de petites villes autour du chemin de fer. Avant même toute discussion diplomatique, Jarablus, Kobane (appelé à l’époque Arab Pounar[7]) et Tell Abyad sont autant de lieux de refuge qui sans prendre l’aspect de camps, deviennent des petits bourgs. Cette dynamique de sortie de guerre précipite une réactivation des phénomènes de nomadisations/sédentarisation pré­cédemment perçus. Tout reste cependant en suspens sur le devenir du territoire et le statut de ces populations hétérogènes venues se réfugier.

De l’invention du réfugié à la synthèse mandataire

La position des Arméniens en 1920 demeure sujette à de nombreuses interprétations. Alors que les lois de nationalité ne sont pas érigées pour les territoires nouvellement manda­taires, la question de savoir ce qu’il faut faire de ces groupes humains, défendus dans le cadre d’une Cilicie française délaissée après. Dans ce contexte prend place une mutation majeure du statut de certains groupes déplacés. La labellisation des migrants comme « réfugiés », c’est-à-dire comme population pro­tégée en raison d’une potentielle oppression dans leur pays s’origine, les forçant à en partir, vient à ce moment-là conférer un nouveau statut aux arméniens. Ce statut est le fruit d’une mutation majeure con­temporaine aux derniers boulever­sements de Syrie.

Le phénomène de réfugié apparait en Europe et contient une dimen­sion confessionnelle. À la suite de la révocation de l’Edit de Nantes, les huguenots sont les groupes humains qualifiés de « réfugiés ». Si la paix de Westphalie avait confessionalisé l’ordre politique, ce dernier dévelop­pement montre comment la caté­gorie de réfugié la prolonge. De nouveaux défis en Europe changent la donne au cours du XIXe siècle. Les soulèvements révolutionnaires au temps du libéralisme (1830-1848) donnent un sens renouvelé au terme. Il ne s’agit plus seulement de composantes confessionnelles dissi­dentes à l’ordre westphalien – c’est-à-dire n’être pas de la même religion que le prince (Breuilly 2001) – mais de personnes refusant un certain système politique. Souvent le re­grou­pement par classe d’origine (polonais, italien, etc.) facilite le glissement de sens. On parle alors des réfugiés polonais de 1830 comme ceux qui fuient la répression postérieure à la guerre interne à la province polonaise de Russie.

Ce sens connait une actualité nouvelle au Moyen-Orient au cours de la Première Guerre mondiale. Les différentes puissances, principale­ment la France et la Grande-Bretagne, disposent de protégés, le plus souvent appartenant à l’une des minorités non musulmanes de l’Empire ottoman. En vertu des capitulations, des segments des popu­lations non musulmanes se sont progressivement affiliés aux consuls qui les protègent, en leur octroyant de nationalité ou en les défendant contre les autorités impériales. Le bénéfice d’extra-territorialité par exemple est appli­qué dans les actes judiciaires à leur encontre. Ces groupes de quelques centaines de membres dispersés dans les grandes agglomérations du Levant principalement servent de liens entre Orient et Occident au cœur des crises d’Orient (Laurens, 2017).

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale change la donne. L’Empire ottoman se joint aux puissances de l’Alliance en novembre 1914, précipitant le départ des consuls. La fin de la représentation diplomatique soulève la question des composantes nationales (britan­niques, françaises, etc.), d’ascen­dance ottomane. Les documents diplomatiques britanniques men­tionnent le regroupement de « refuges », pour parler d’un groupe juif partant des villes levantines et cilicienne devant trouver un abri pendant la guerre. En marge de violences guerrières dont les di­mensions inédites surprennent les contemporains, une nouvelle figure apparait. Le refugié désigne alors un ressortissant originaire d’un pays donné (l’Empire ottoman) titulaire d’une autre nationalité le plus souvient, en raison de son appar­tenance à une minorité. À l’exemple des huguenots, il se distingue par une confession, mais à leur différence, l’octroi d’une autre nationalité le différencie déjà du reste de la population locale. Un problème politique – la guerre – force au mouvement. Sous un effet de balancier, l’invention du réfugié – sans qu’il soit pensé comme caté­gorie juridique mais comme donnée diplomatique – procède par la mise en avant d’un trait identitaire en situation politique extrême. Ce moment constitue une clé de lecture donnant naissance aussi à la dif­férenciation entre ceux fuyant un espace pour des motifs politiques, et ceux partant en raison de conditions socioéconomiques. Les premiers syn­thétisent les groupes appartenant à des minorités et les dissidents politiques.

Au lendemain de la guerre, les mouvements de masse font décou­vrir un besoin nouveau : trouver un statut autorisant la prise en charge des personnes déplacées sans néces­sairement que ce soit leurs États d’origine. La nouvelle Société des Nations devient la structure responsable de ces errants. La nomination en 1921, de Fridtjof Nansen comme Haut-Commissaire aux réfugiés, scelle une mutation normative en cours depuis la guerre (Piana, 2012). Des populations particulières se voient attribuer un statut extraterritorial disposant de passeport délivré en dehors du circuit étatique habituel. Parmi elles, les Arméniens présents au Moyen-Orient constituent une catégorie cible pouvant recevoir ce nouveau statut. Cette labellisation bouleverse localement la situation des per­sonnes. Populations protégées par les troupes françaises, mais sans statut juridique clair, les quelques centaines d’habitants de Jarablus, Kobane et Tell Abyad, deviennent membres permanents de commu­nautés locales et reconstruisent leur avenir en lien avec l’établissement du mandat. Cette mutation se révèle déterminante pour donner un essor aux petits centres émergents. Une pression locale fait que les autorités mandataires peuvent faire valoir les réfugiés comme clause pour que les gares relèvent de la protection française. Ceci n’empêche certes pas les pressions diverses des autorités turques au cours de la décennie suivante appelant à éloigner les perturbateurs, potentiels révolu­tionnaires. Néanmoins, les noyaux arméniens se maintiennent.

Autour d’eux, les bourgs prennent les premiers traits de villes. Pour cela, leurs aspects architecturaux et urbanistiques changent rapidement. La construction d’églises, de rues marchandes, les mutations des façades de maisons traduisent comment ces bourgs s’urbanisent. Or ces transformations répondent en premier lieu de l’arrivée de ces migrants réfugiés qui confèrent au lieu, un caractère de ville. Ils reçoivent le soutien parallèle des autorités mandataires. Chaque petite ville voit un sérail construit[8], centre de l’administration et symbole de l’intégration des zones jusque-là marginales dans l’ordre de la ville. Communications autour de la ligne de chemin de fer, sièges des administrations, espaces marchands, refonte architecturale parachèvent l’entreprise de reconquête de ces espaces les étatisant en les urbanisant.

Que veut dire établir une frontière ? Comment se matérialise-t-elle ? La présente contribution revient sur les lents processus qui sous-tendent la mise en place d’une délimitation internationale soulignant comment cette dernière repose sur des éléments déjà présents. Ce parcours séculaire souligne plusieurs niveaux ou strates de la frontière. Elle résulte en premier lieu d’une maitrise technique et humaine supposant l’installation et la sédimentation de personnes. Lorsque la discontinuité est introduite, ces communautés réagencent leur mode d’existence pour profiter des effets nés de telles limites administratives. La maîtrise des deux côtés de la frontière pousse certains vers le marché clandestin, d’autres à se spécialiser dans l’import-export, d’autres enfin à faire des lieux, des marchés pour les environs ruraux. L’élaboration de la frontière repose surtout sur la mise en place de lieux de contrôle. Or, dans le contexte ottoman, il s’agit avant tout de l’urbanisation d’espaces périphérique qui permet la frontière : l’extension des aires d’influence urbaine ou la création de noyaux de ville participent pleine­ment de la prise de contrôle par l’Etat de territoires délaissés avant. Mais la stabilisation des points – frontières et leur transformation en ville suppose aussi la migration d’habitants des villes. Dans le cas de la Syrie mandataire, ce processus est obtenu par l’invention du réfugié comme statut de protection, et par sa sédentarisation au sein de ces petits bourgs. En cela, en repensant la frontière comme espace huma­nisé, paysage et territoire approprié, il est possible de sortir de l’aporie autour de l’« artificialité » des frontières. Ces dernières résultent de dynamiques multiples favorisant la prise de contrôle par un État sur un territoire par le biais d’insti­tutions. Étatisation, urbanisation et frontiérisation vont de pair au Moyen-Orient.


Références bibliographiques

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Notes de bas de page

[1] Voir en dernier lieu, Seda Altuğ et Benjamin Thomas White, Frontières et pouvoir d’État, Abstract. Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 28 août 2009, no 103, p. 91‑104.

[2] Bien que cette dernière est dernièrement fait l’objet de recherches, http://www.jadaliyya.com/Details/32140/%60Lines-Drawn-on-an-Empty-Map%60-Iraq%E2%80%99s-Borders-and-the-Legend-of-the-Artificial-State-Part-1. Sur la frontière syro-turque, voir Jean-David Mizrahi, Genèse de l’Etat mandataire, op. cit. ; Christian Velud, Une expérience d’administration régionale en Syrie durant le mandat français : conquête, colonisation et mise en valeur de la Ğazīra : 1920 – 1936, Lyon 2, 1991.

[3] Entretiens avec des réfugiés venant de ces villages, Gaziantep, 2 mai 2017.

[4] Voir correspondance de T. E. Lawrence, MS. Eng. D. 3330 et suivantes (Bodleian Library-Oxford).

[5] Entretiens avec des habitants de Jarablus, résidents en Turquie (Gaziantep, 27 avril 2017).

[6] Vahé Tachjian, La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie : Aux confins de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak, Paris, Karthala, 2004, 465 p. ; voir carton 1/SL/V/XX(Archives diplomatiques de Nantes).

[7] Tels que l’appellent les rapports des services de renseignements voir carton 1/SL/V/1839 et suivant (Archives diplomatiques de Nantes).

[8] Voir 1/SL/V/XXX (Archives diplomatiques de Nantes)


À propos de l’auteur

Mathieu Rey travaille sur les reconfigurations du politique qui donnent naissance aux Etats à l’époque contemporaine. Il vient de publier à cet égard, une mono­graphie de la Syrie du XIXe au XXIe siècle, soulignant comment les processus d’intégration donnent forme à un pavage humain, social et économique sur lequel se forme le nouvel Etat. Ses publications portent enfin, sur les élections, la guerre froide et les politiques de développement.