Frédéric Lasserre1
¹ Professeur à l’Université Laval et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG); Frederic.Lasserre@ggr.ulaval.ca
Ainsi, le désormais célèbre programme de développement des corridors des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative) s’intègre dans les orientations de politique générale impulsées par Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir en 2012. Rompant avec les lignes directrices de la diplomatie chinoise établies depuis Deng Xiaoping, soit « Garder la tête froide et conserver un profil bas, ne jamais prétendre dominer », Xi Jinping affirme désormais qu’il est temps pour la Chine de « développer une diplomatie de grand pays », et de « bâtir une communauté de destin pour les pays de la région, ensuite pour toute l’Asie » (Wang, 2017), puis pour l’humanité. Cette posture diplomatique, nettement plus proactive, intègre de manière explicite le programme des nouvelles routes de la soie comme levier, certes économique, mais aussi politique afin de remodeler les relations entre la Chine et son voisinage, mais aussi en Asie et avec le reste du monde (Maçaes, 2019).
Défini par le politologue américain Joseph Nye en 1990 comme « l’habileté à séduire et à attirer » (Nye, 1990), le concept de soft power met en perspective la notion de puissance dans un cadre non conventionnel. Il s’agit de séduire, de développer son influence avec des outils non diplomatiques mais avec toujours comme objectif le prestige, la diffusion des valeurs, la popularité parmi les populations et les décideurs d’autres pays. Un article de Wang Huning publié en 1993 posa le premier la question du soft power en Chine, et ouvrit le débat sur la pertinence d’une telle orientation pour Pékin, suggérant notamment que « si un pays a une culture et une idéologie admirables, les autres pays auront tendance à le suivre. (…) Il n’a pas besoin de faire usage d’un hard power coûteux et moins efficace » (cité par Courmont et Sénard 2014). De fait, reconnu comme un levier politique, le soft power – en mandarin ruan shili (軟實力) – a été officiellement adopté par le gouvernement chinois comme un principe d’action politique en 2007 durant le 17e Congrès du Parti communiste chinois (Rouiaï, 2018).
De fait, quelles sont les initiatives de la Chine dans le domaine culturel, surtout depuis que, sous l’impulsion de Xi Jinping, la Chine n’entend plus faire profil bas, mais au contraire asseoir son nouveau rôle de grande puissance, non seulement économique, mais aussi politique ? D’une manière générale, les livres consacrés à ce pays analysent la puissance chinoise sous l’angle des sciences politiques, de l’économie ou de la stratégie mais rarement sous celui de la culture. Or, la culture, au même titre que l’économie, est un instrument de la puissance chinoise – tout comme pour les autres puissances à travers le monde. Mais séduire le monde en faisant usage de son seul soft power ne suffit plus. L’État-parti communiste, surtout sous Xi Jinping, entend aussi diffuser de manière plus active des valeurs néo-confucéennes et conservatrices en ouvrant les Nouvelles routes de la soie et en recourant à l’intelligence artificielle, puissants vecteurs pour diffuser, puis installer les intérêts du régime dans le monde. L’auteur développe le concept de sharp power pour décrire cet usage plus incisif des outils culturels mobilisés par Pékin, et observable dans des champs d’activités aux applications très diverses. Que ce soit en créant ses propres industries culturelles dans le domaine de l’audiovisuel, en développant son marché de l’art ou à travers l’élaboration d’un discours nationaliste, tous garants d’une cohésion entre la Chine continentale et ses diasporas, Xi Jinping met en œuvre une stratégie à vocation mondiale.
Érudit, ancré dans une foule de faits concrets, bien écrit, l’ouvrage détaille les multiples facettes du déploiement de ce nouvel outil politique chinois. L’art contemporain et la reformulation des relations entre l’État central et le milieu des artistes; les désormais bien connus Instituts Confucius; les efforts considérables déployés pour le développement d’un réseau universitaire de rang mondial, destiné à renforcer la formation de la main d’œuvre chinoise et la recherche certes, mais aussi l’attractivité de la Chine aux yeux des étudiants étrangers; l’inclusion des industries culturelles dans le grand projet des routes de la soie et les investissements considérables là encore consentis au développement des outils numériques, sont autant d’axes de réflexion mobilisés par l’auteur dans son ouvrage. Une réflexion fort intéressante et pertinente sur une autre facette, moins étudiée, de l’avènement d’une Chine, nouvelle grande puissance.
Références bibliographiques
Courmont, B. et Sénard, S. (2014). Le soft power chinois peut-il bouleverser les équilibres culturels internationaux? Monde chinois, (2), 20-31.
Maçaes, Bruno (2019). Belt and Road : a Chinese World Order. Londres, Penguin, 2019.
Nye, Joseph-Samuel (1990). Bound to lead : the changing nature of American power. New York : Basic Books.
Rouiaï, Nashidil (2018). Sur les routes de l’influence : forces et faiblesses du soft power chinois. Géoconfluences, 14 septembre, http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/forces-et-faiblesses-du-soft-power-chinois.
Shuo, Yu; Yé, Huang; Delattre, Jean-Paul (2007). L’Europe, c’est pas du chinois ! La construction européenne racontée aux Chinois. Paris : Charles Léopold Maye.
Wang Yi (Ministre des Affaires étrangères de Chine), (2017). Avancer à la lumière de la pensée du secrétaire général Xi Jinping sur la diplomatie, 4 septembre 2017, Ministère des Affaires étrangères, https://www.fmprc.gov.cn/fra/zxxx/t1489581.shtml (c. 21 août 2019).